1er Mai, c’est la ‘Fête du Travail’, célébrée partout dans le monde. Dans les pays démocratiques, nous fêtons la conquête des droits des travailleurs. Dans les pays avec des régimes autoritaires et dictatoriaux, c’est la célébration du ‘travail’: comment faire pour travailler et produire plus? Pour mieux bafouer les droits des travailleurs? C'était aussi le cas de la Roumanie pendant l'Enfer Communiste, de 1945 à 1989. Vous trouverez ci-dessous l’histoire de la façon dont le 1er Mai se passait du temps du Camarade Dictateur Ceausescu. Et comment nous, Angelo et George, adolescents à l'époque, l’avons vécu en AD 1987.
Naissance
L’idée d’une journée ‘Fête du travail’ est née en France et elle a été célébrée à partir de 1793 pendant quelques années seulement. Début mai 1886, à Chicago, aux États-Unis, des affrontements entre des ouvriers grévistes et des policiers ont fait des morts et des blessés. Par la suite, en 1889, la Deuxième Internationale socialiste a décidé que le 1er Mai serait une journée pour célébrer la lutte pour les droits des travailleurs.
Détournement du 1er Mai
Fin 1917, les bolcheviques prennent le pouvoir en Russie et proclament l’instauration d’un régime 'communiste’. Le ‘communisme’, tel qu'il a été créé par Marx et Engels, avait le pouvoir d’attirer les gens en leur promettant le Paradis sur Terre. Et pour Lénine et ses acolytes cette idéologie était le meilleur marchepied pour accéder au pouvoir (quelques centaines d'années auparavant, ils n’auraient pas hésité à se proclamer ‘touchés par la grâce divine’ pour y arriver; au début de XXᵉ siècle, c’est le ‘communisme’ qui a pris le relais). Étant donné que, dans le Communisme, les ouvriers bénéficiaient déjà de tous les droits (officiellement, car dans les faits, ils étaient même plus défavorisés que les esclaves de l’Antiquité), le 1er Mai ne pouvait plus être célébré comme avant. Lénine a alors décidé que nous allions fêter le fait de travailler dur, intensément et sans relâche pour la victoire finale du communisme ce jour-là. Par la suite, cette pratique s’est généralisée à tous les pays communistes devenant la célébration d’un travail intensif (produire toujours plus en moins de temps).
1 mai pendant l’Enfer communiste
Le Parti Communiste Roumain a été imposé au pouvoir par les Russes (nommés ‘soviétiques’ à ce moment–là) qui ont occupé le pays vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une fois au pouvoir, les Camarades communistes roumains ont bien sûr imposé la même vision et la même façon de célébrer le 1er Mai qui a duré jusqu’à les années ’70 quand le ‘Culte du personnalité’ du Ceausescu a commencé à prendre le dessus. Par la suite, vers le début des années ‘80, nous célébrions de moins en moins le travail et les ouvriers et de plus en plus le Camarade Ceausescu et ses ‘précieuses instructions’. Celles qui soi-disant permettaient d'augmenter la production, l'efficience au travail, de faire avancer l'économie.
Les ‘précieuses instructions’
Le Camarade Ceausescu a pris le pouvoir en 1965 pour devenir, quelques années plus tard, le maître absolu du pays, un dictateur autocratique. Il avait demandé qu’un ‘Culte’ à sa personne soit instauré à la suite d’un voyage en Chine et en Corée du Nord au début des années ‘70; son gouvernement l’a mis en place. Convaincu d'être la personne la plus intelligente et capable du pays, on a commencé à donner des ordres et des instructions sur la façon dont les choses devaient être faites. Avec le temps, celles-ci sont devenues de plus en plus nombreuses et détaillées, allant jusqu’au moindre détail managérial et technique. Inutiles et, la plupart du temps, contre-productives, elles sont encensées par l’appareil de propagande du Parti Communiste Roumain et surnommées ‘précieuses instructions’. La plupart d'entre elles visaient l’industrie, en particulier la production industrielle de moteurs et d’outillage ainsi que d’autres biens similaires; c’était la transposition en Roumanie communiste de la vision soviétique d'une ‘société communiste’ qui vaincrait le ‘capitalisme/l’économie de marché’ par le développement de l’industrie, principalement celle des grosses machines et des moteurs. Cette position privilégiée de l’industrie dans la société roumaine de l'époque transparaissait notamment dans la manifestation – un défilé monstrueux – organisée pour la célébration du 1er Mai.
La manifestation
Peu importe quand cette journée tombait (que ce soit un lundi, un mardi, un mercredi, un jeudi, un vendredi ou un samedi), il n’y avait pas de travail ce jour-là. Officiellement, c’était un jour férié. Dans les faits, pour beaucoup de gens, c’était le jour où ils devaient participer aux manifestations organisées pour la célébrer; des ‘manifestations’, car il y en a une pour chaque chef-lieu de département (‘judeţ’ en roumain). Et bien sûr, la plus grandiose et la plus démesurée se déroulait dans la capitale du pays, Bucarest, devant le Camarade Dictateur Ceausescu et son cabinet. Ici, la manifestation se déroulait sur le trajet Piaţa Romană - Piaţa Victoriei - Piaţa Aviatorilor (en roumaine en original; c'était comme le trajet: Place de la Nation - Place de la République à Paris). La tribune officielle se trouvait sur Piaţa Aviatorilor. En passant devant, les manifestants devaient crier très fort divers slogans à la gloire du Dictateur, garder le rythme, lever plus haut les pancartes, les drapeaux, les maquettes de machines, etc. En effet, c’était une manifestation qui se transformait en défilé à ce moment-là.
Les manifestants
ll y a plusieurs catégories de manifestants. Les élèves des collèges et lycées sont en grande tenue d'apparat et portent des pancartes et des drapeaux du pays et du Parti Communiste. Ils passent en premier et doivent crier ‘hourra’ ou des slogans à la gloire du Camarade Dictateur Ceausescu. S’ensuivent les ouvriers, qui constituent le groupe le plus nombreux. Ils viennent de toutes les usines des environs (et il y en avait beaucoup) et portent sur les bras des maquettes de leurs machines de travail ou des produits qu’ils fabriquent. Ils ne crient pas des slogans pour ne pas couvrir la voix du speaker qui annonce leurs réussites en utilisant de grands mots façon: ‘Maintenant, les ouvriers de l’entreprise X passent. Ils ont fabriqué deux fois plus d’engins Y que pendant la même période de l’année précédente. C’est par la suite de la visite du Camarade Ceausescu, quand il a donné des instructions pour augmenter la production, que cela a été rendu possible.’. Et à la fin de cette phrase ils doivent crier ‘hourra!’. Enfin, ce sont les sportifs qui passent en dernier; ils ne portent que quelques drapeaux et pancartes et ne disent presque rien. Cependant, ils doivent effectuer des mouvements compliqués, des pirouettes, des acrobaties, etc. Ils ont l'air de bouffons du roi d'antan.
La fin de la manifestation
Une fois passés devant la tribune officielle, la manifestation prend fin pour les personnes concernées, qui sont libres pour le reste de la journée. Beaucoup d'entre eux se rendent dans diverses guinguettes spécialement créées pour adoucir la vie des gens lors de cette journée de fête; d'autres se retirent dans divers espaces verts si le temps est beau. Plus tard, ils regarderont la télévision, car la manifestation était transmise en direct à la télévision et reprise toute la journée. Dans les dernières années de Régime, c'était la seule fois où il y avait un programme télévisé toute la journée (d'habitude, le programme TV avait seulement deux heures par jour). Les gens regardaient pour voir des visages connus - voisins, collègues de travail, etc. - ou pour se voir eux-mêmes dans des gros plans. Hélas, avant la manifestation et sa fin, il y a le marche.
Le marche
Le point de rassemblement pour partir à la manifestation se trouve devant l’école, le lycée, l’entreprise ou le club sportif; en règle générale, quasiment tous les membres de l’organisation doivent y participer. Le refus n’est pas admis et expose à de lourdes sanctions (financières, déclassement du poste de travail, mise au placard, harcèlement organisé par les dirigeants, etc.). De là, ils se mettent en marche en formation de colonne et parcourent à pied le trajet jusqu’à Piaţa Romană, peu importe la distance (qui, parfois, dépassait 10 km!). Cependant, ce long marche présentait un avantage: certains, un peu plus courageux, pouvaient se ‘volatiliser‘ pendant le trajet; entre ceux qui demandaient la permission de sortir du rang pour aller acheter des cigarettes ou de l’eau ou faire pipi, et ceux qui partaient quand les surveillants regardaient une autre partie de la colonne, leur nombre n’était pas moindre. Cependant, nous n’avons pas connaissance d’une ‘grande évasion’ comme fut le nôtre lors du 1er Mai 1987. Celle-ci qui a été facilitée par notre rencontre.
La rencontre
Le 15 septembre 1985, à Bucarest, au Lycée Mihai Viteazul (l'équivalent roumain de Louis-le-Grand du Paris), en première année. Moi, Angelo, je suis déjà dans la salle de classe lorsque la porte s’ouvre et que le professeur principal rentre, accompagné d’un garçon Il lui demande d’aller là où il y a une place libre. Le garçon va vers le dernier rangé et s’assied à côté de moi; il me regarde, me donne la main et... BOUM : c'est un coup de foudre amical. C’est le début d’une belle histoire qui continue même aujourd’hui, 38 années plus tard, et malgré une distance de 18 000 km qui nous sépare physiquement. Une histoire fondée en bonne partie sur ce qu’on a vécu, les obstacles qu’on a dépassés et les défis qu’on a relevés ensemble pendant notre adolescence passée dans l’enfer communiste des dernières années du régime du Camarade Ceausescu. Une histoire basée encore davantage sur le temps passé à bafouer ses ’valeurs‘; car oui, on a fait des choses similaires dès les premiers mois de l’école, en dépit des punitions encourues.
Les punitions
Bien à savoir: dans le régime communiste de l’époque, l’échec et la faillite n’existaient pas; donc, l’exclusion d’un lycée (et encore d’un lycée tel que le nôtre) n’était pas possible. Cela signifie que les ‘brebis galeuses’ – et nous avons été le top du top dans le domaine – devaient être gardées à l’intérieur, quoi qu'il en coûte, et tant pis pour la suite. Cependant, on pouvait leur faire vivre un enfer en leur appliquant des punitions et on ne s’en privait pas. Au terme du premier trimestre, nous, moi et George avions déjà une mauvaise moyenne pour la matière ‘bonne conduite’. Celle-ci était très importante pour l’avenir, car les voies et filières les plus prestigieuses, en tête avec les ‘Écoles’ du Parti communiste (l’équivalent du Science Po ici en France), s’ouvraient ou se fermaient en fonction de cette moyenne. Mais nous n’en avions cure, car nous ne nous sentions pas capables de devenir des apparatchiks du Parti communiste. Et pour le reste, dans la Roumanie du Camarade Dictateur Ceausescu, un travail valait plus ou moins autant qu’un autre, donc il n'y avait aucune raison de se conformer aux règles. Comme nos ‘méfaits’ continuaient dans le deuxième trimestre, ‘l’Organisation du Parti du lycée’ (l’équivalent français du Conseil d’administration) décida de passer à la vitesse supérieure et d’appliquer la punition du ‘harcèlement’. Oui, vous avez bien lu, il était la punition préférée à appliquer à ceux qui sortaient du rang, qui ne baissaient pas la tête, n’obéissaient pas aux règles et commandements de ‘l'éthique communiste’. Cette punition impliquait la coopération des collègues du puni, car ce sont eux qu’ils devaient accomplir des actes spécifiques (pour les faire complices aux crimes du régime et soutien de lui, car s’il tombe, ils tombent aussi). Bien sûr, cette méthode pouvait parfois échouer; et dans notre cas, l'échec a été magistral, car nos collègues, au lieu d'être nos tourmenteurs, ont choisi de devenir nos alliés.
Nos collègues – nos alliés !
Ce qui nous a beaucoup aidés: nous sommes tous les deux dans la classe où sont scolarisés les élèves les moins bons, les plus difficiles. Ils sont plutôt issus des familles d’intellectuels (qui se situaient en bas de l’échelle sociale dans la société communiste – trop intelligents pour les apparatchiks, trop difficiles à les manipuler). Toutefois, par précaution ou par désintérêt, ils avaient préféré se tenir à l’écart de nous et de nos frasques. Mais les dirigeants du lycée n’ont rien compris et ont fait des pressions sur eux, déjà qu’ils ne sont pas des moutons faciles à diriger et à manipuler. Ça les a poussés dans nos bras. Et nous qui étions à l'aube de nos 16 ans avions déjà compris la force des valeurs comme l'honneur, la gloire et la liberté; le ’métal music’ que nous venions de commencer à écouter y était bien sûr pour beaucoup dans cette décision. Bref, nous avons passé un accord avec les collègues les plus influents: au lieu de nous harceler, ils allaient nous accompagner et bénéficier de nos ‘méfaits’. Seuls nous, Angelo et George, allions assumer toute la culpabilité; les autres seraient considérés comme des ’esprits faibles’ manipulés par nous. Et donc, la célébration du 1er Mai 1987 a été un autre moment épique d’une série bien fournie (que nous raconterons dans plusieurs articles de ce blog); ce fut le moment d’une ‘Grande évasion’.
Le commencement
C'est dans le cadre d'une heure 'enseignement politique’ intercalée entre plusieurs heures de mathématiques (ce qui nous a empêchés d'être absents, comme on le faisait d'habitude), que la cheffe de l'Organisation du Parti du lycée, Camarade Mincu, vient faire une annonce glaçante: nous nous sommes proposés ‘volontaires’ pour participer à la manifestation du 1er Mai. Les protestations à demi-mot de certains collègues sont coupées court avec la menace d’une punition pour ‘faute grave’. Elle continue à parler de l’honneur que le Parti nous fait en nous donnant la possibilité de défiler devant le Camarade Ceausescu et d’autres semblables. Quand la pause arrive enfin, tout le monde nous saute dessus, plusieurs filles avec des larmes dans les yeux: ‘vous devez nous sauver.’. Nous les avions déjà menés dans d’autres ‘mefaites’ (s’absenter en masse, torpiller les heures de ‘travaux pratiques industriels’ – articles à venir sur notre blog), mais cette fois c’est beaucoup plus compliqué, plus difficile. Il est clairement hors de question de ne pas être présent au début, quand la présence de chacun va être vérifiée. ll faut donc trouver un moyen de se ‘volatiliser’ pendant le trajet entre le lycée, où se trouve le point de rassemblement, et Piata Romană, d’où le défilé commence.
Le plan
Bien à savoir: notre rencontre a été un catalyseur pour nous deux. Chacun d’entre nous était plus ou moins ‘débrouillard’ auparavant. Mais, comme l’union fait la force, en nous associant, nos capacités et possibilités dans ce domaine vont se multiplier à grande échelle. Cela a été plus qu’utile pour trouver comment faire ‘volatiliser’ une classe entière – 40 personnes – sur les quelques kilomètres de marche jusqu’à Piata Romana, tout en étant étroitement surveillés, bien sûr. Au bout de quelques jours et des innombrables heures de débat, le plan a pu être ficelé. Il était très simple et reposait sur trois piliers: 1. Notre classe va fermer la colonne des élèves de nôtre lycée; si nous nous maintenons tranquilles la première moitié de la route, les surveillants vont se relâcher et croire que nous sommes rentrés dans les rangs ; 2. Nous allons nous placer devant tous les autres collègues; comme ça, les surveillants nous voyant devant tous croiront que tout va bien et ne regarderont plus ce qui se passe avec les autres; 3. Trois autres garçons, les plus grands, vont se tenir à nos côtés pour empêcher de voir ce qui se passe derrière nous. D'où tout le monde partira petit à petit jusqu'à l'arrivée devant le cinéma Scala (environ 600 mètres avant Piaţa Romană), quand nous-mêmes allons mettre les voiles vers une pointe de chute préalablement établie (un établissement scolaire situé dans les environs).
Le lycée a été ‘rétrogradé’
À savoir: C’est Ion Dincă, un proche du Camarade Ceausescu, le chef du Comité d’organisation de la manifestation de 1er Mai de cette année. Officieusement, il est surnommé ‘Dieu’! Il est encore noir dehors quand nous sommes déjà présents devant le lycée, prêts à partir vers Piaţa Romană; notre lycée a l’honneur d’ouvrir le défilé et de passer en premier devant Camarade Dictateur Ceausescu. Deux secondes avant le depart, un coup de tonnerre: l’ordre du défilé a été modifié et c’est une autre école qui passe en premier. Nous devrons rester sur place en attendant de nouvelles consignes. Les professeurs surveillants sont atterrés et le Camarade Mincu, en pleurs, se demande: ‘Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu?’. Et la réponse vient de la part de George disant: ‘Quelqu’un a donné un pot-de-vin plus consistent que le nôtre’. Lequel, moi, Angelo, réplique aussitôt: ‘Direct au Dieu’. Pendant que Camarade Mincu nous engueule, nos collègues sont carrément tombées par terre, secouées par un rire fou. S’ensuit alors une longue, ennuyeuse et fatigante attente, mais pas pour nous qui avons trouvé comment nous y prendre. Nous dénichons rapidement un ballon et une partie de foot commence, avec des filles qui font la galerie; il y a aussi des jeux d’échec et des cartes, auxquels le reste de la classe participe. Sauf moi, Angelo, qui continuerai à écrire le roman d’anticipation ‘Le Vautour’ – un grand succès du public (nos collègues!). Et le temps passe tellement vite que, quelques heures plus tard, quand on nous annonce le départ, nous protestons: le match n’est pas fini, nous ne savons pas qui est le gagnant du concours d’échecs et mes collègues n’avaient pas encore lu les dernières pages du roman que je viens de terminer.
On se ‘volatilise’ sur la route
À savoir: même le meilleur des plans ne tient pas face aux premiers moments d'une bataille. Il faut savoir s'adapter rapidement, sous peine de perdre la bataille ou de subir de lourdes pertes. Cependant, contre toute attente, notre plan aurait bénéficié d’un coup de pouce de la part du ‘Dieu’, qui a fait pencher encore plus la balance en notre faveur. En effet, en partant pour Piata Romana, les professeurs surveillants étaient déjà fatigués et frustrés par ce changement de dernière minute. Nous avons entendu ceux qui marchaient à nos côtés râler en disant que ‘on nous a volé la vedette’. Quelques centaines de mètres plus loin, deux d'entre eux partent vers le devant de la colonne en disant qu’ils veulent échanger avec un collègue; étant donné qu’ils ne reviendront pas à leur place, nous soupçonnons qu’ils se sont ‘volatilisée’ eux aussi, même avant nous ! Et qui devrait arriver, adviendra toute suite: une fille trébuche et accuse de douleur en essayant de marcher. Resté seule pour nous surveiller, Camarade Mincu ne peut qu’accepter que cette fille, aidée par deux autres, avance plus lentement en attendant qu’un antidouleur fasse son effet et qu'elle reprenne la marche normalement. Ce qui se passe aussitôt que notre colonne s’est suffisamment éloignée pour qu’elles puissent aller…dans la direction opposée! Plusieurs dizaines de minutes plus tard, agacée par notre refus délibéré de moindre échange avec elle, Camarade Mincu se déplace elle-même vers le devant de la colonne pour papoter avec ses collègues. Sans oublier de jeter un œil par-dessus son épaule pour s’assurer que nous continuons à faire partie de la colonne. Et chaque fois qu’elle nous voit, Angelo et George, devant et les trois gaillards derrière nous, elle est rassurée. Elle ne remarque pas non plus que les rangs se vident peu à peu derrière nous: ici, deux personnes qui se trompent de direction dans un carrefour et prennent une mauvaise route; là, une autre qui trouve étrange que la porte d’un bâtiment soit ouverte et va chercher à en savoir plus; pour s’en sortir, elle prend la mauvaise porte. Et cela continue ainsi jusqu'au grand final.
La grande fin
Nous venons de dépasser l'Hôtel Intercontinental et il nous reste quelques centaines de mètres à parcourir jusqu'à Piaţa Romană. C'est le top départ pour les garçons qui étaient encore à nos côtés, tandis que nous attendons le moment de tirer la révérence en fanfare. Cela va se produire quand, comme d'habitude, Camarade Mincu lèvera les yeux vers nous et nous verra, nous et personne d’autre. Le moment où elle commence à nous crier dessus, on lui fait ‘Au revoir‘ avec les mains avant d’entamer un sprint digne de l’épreuve olympique du 100 métrés vitesse vers le point de chute. Nous passons à côté d'un parc, un piège pour ceux qui nous courent après ; ils vont croire qu'on se cache là-bas et s'y arrêtent pour commencer la fouille. Ce qui nous laisse le temps d’arriver devant le mur extérieur de l’école, qui mesure plusieurs mètres de haut. Le franchir et rentrer dans la cour intérieure: c'est un défi que nous relevons avec moult efforts et quelques dégâts (des blessures superficielles et mon pantalon d'uniforme qui devient court!). À temps pour ne pas être vus par les professeurs et les miliciens qui nous recherchaient intensément. Cependant, nous les entendons parler devant le mur: ‘Ils ne sont pas ici; il n'est pas possible de passer par-dessus. Ce mur est trop haut même pour eux. Revenons au parc, ils doivent se cacher quelque part là-bas.’. Ils partent et nous y restons.
Et maintenant, que fait-on ?
Il est évident que nous ne pouvons pas partir tout de suite, car la zone doit être quadrillée par des ‘forces ennemies’ (professeurs, forces de l'ordre). Nous n'avons donc qu'à attendre la fin de la manifestation, lorsque les rues seront pleines de monde, pour pouvoir nous mêler à la foule. Et pour tuer le temps, rien de mieux que de jouer au foot dans la cour intérieure. Pour un intervalle de quelques heures, nous nous transformons donc en joueurs de l'équipe Steaua Bucarest, Ajax, Barça ou Milan. Et il y a des buts, des cris de victoire ou de désespoir, des engueulades pour savoir s'il y a eu faute ou pas, et d’autres joies spécifiques au football. Cerise sur le gâteau, des fenêtres sont cassées à la suite de tirs malheureux. La main sur le cœur, j’avoue que c'est moi le responsable, car mon talent pour jouer au foot frisait le niveau de la mer. Mais, nous sommes gentils et laissons un petit mot disant que la note devrait être adressée au Comité d’organisation de la manifestation du 1er Mai.
Epilogue
Le premier jour de l’école, enquête, bien sûr. Nos collègues prétendent à l’unisson qu’ils se sont fait manipuler et que nous les avons fait croire ce qu’on voulait. Certains déclarent qu’ils se sont égarés après que nous leur avons demandé d’aller chercher de l’eau. Certaines filles vont même jusqu'à dire qu’elles étaient parties par peur, après que nous les avons menacées physiquement (ha ha ha !). En bref, il ressort de l’enquête que nous, Angelo et George, sommes les seuls coupables et que personne d’autre ne l’est. Par la suite, la moyenne pour la ‘bonne conduite’ de ce trimestre nous a été baissée à la limite du possible; on nous a également mis en demeure de demander notre transfert vers un autre lycée. Nous avons superbement ignoré cette demande, obligeant ainsi le lycée à nous garder jusqu'à la fin de nos études. Cependant, il y a eu une autre heureuse conséquence: jusqu’à la rentrée 1987-1988, notre classe n’aurait pas été sollicitée pour des ‘activités de pratique extrascolaire’ (qui, à l’époque, signifiaient participation forcée à des travaux agricoles ou du bâtiment non qualifiés et non rémunérés). Et quand, à la rentrée 1987-1988, on nous a obligé à participer à de telles activités pendant deux semaines, ça a tourné à la catastrophe. Prochainement: «Activités de pratique extrascolaire, rentrée 1987-1988».
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