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ANNÉES DE LYCÉE COMMUNISTE (II): NOUS PENSONS, NOUS NE TRAVAILLONS PAS

Dernière mise à jour : 27 oct.

Le 15 septembre 1986, c’est la rentrée scolaire dans une Roumanie qui tremble sous le régime de plus en plus criminel du Camarade Dictateur Ceaușescu. George et moi, Angelo, entamions notre deuxième année au lycée Mihai Viteazul, le meilleur de Bucarest, la capitale du pays. Nous souhaitions simplement être laissés tranquilles pour vivre notre adolescence insouciante. Mais c'était sans compter sur la direction communiste de l'établissement et ses larbins, nos professeurs, qui voulaient faire de nous de braves membres du Parti Communiste Roumain de demain. Des «hommes nouveaux» en somme!


La cour du lycée Mihai Viteazul, 1986.
La cour du lycée Mihai Viteazul, 1986.

L’«homme nouveau» communiste

Né dans les laboratoires idéologiques du parti, il était une créature dépourvue de pensée propre, mais dotée d'une mémoire infaillible pour les slogans. Il n'avait pas d'opinions propres, mais suivait les directives du Parti communiste et de son dirigeant à la lettre. «Intelligent», il savait exactement ce qu’il devait croire (la propagande du Parti) et quand il devait applaudir. Il avait un cœur rouge, une langue acérée pour les «ennemis du peuple» et une peur du régime profondément ancrée en lui: tous les signes d'une éducation scolaire «correcte». Il ne lisait pas de livres, mais connaissait par cœur les œuvres (mon œil!) du Camarade Dictateur Ceaușescu. Il n'avait aucune initiative, mais participait avec enthousiasme à toutes les activités voulues par le Parti. Il n'avait aucune liberté, mais on lui répétait sans cesse qu'il était libre. Il ne se demandait jamais «pourquoi? », mais seulement «comment?», «quand?» et «contra qui?».


L’«homme nouveau» à notre sauce!

Nos professeurs ont donc voulu faire de nous des bipèdes de ce type. Ils ont travaillé d'arrache-pied pour y parvenir. Manque de bol, nous avons fait exactement l'inverse de ce qu'ils attendaient de nous. La propagande communiste: retournée à notre avantage, avec notre touche personnelle en prime. Nous avons également multiplié les «entorses» aux règlements scolaires communistes et aux autres «valeurs» prônées par le régime. Sécher les très nombreuses heures de cours «politiques», les manifestations et les autres activités imposées par le Parti communiste, etc. Mission accomplie! En somme, nous nous sommes transformés en son parfait opposé, le tout contraire même de l'«homme nouveau» voulu par le régime communiste. Lisez ci-dessous comment cela s'est passé pendant notre deuxième année de lycée communiste.


«Qu'on donne encore plus de charbon au pays!»

Ce slogan était très prisé par la propagande officielle en Roumanie sous le régime du dictateur Ceaușescu. Il correspondait parfaitement à l'idéologie communiste, qui prétendait que l'économie socialiste roumaine dépasserait ainsi celle des pays capitalistes développés (ha, ha, ha!). Il encourageait le travail physique, fatigant et principalement réalisé à la force des bras. Un travail difficile et dangereux qui transformait les gens en abrutis, en «hommes nouveaux». Des gens qui devaient également vivre leur vie selon la règle suivante...


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«On travaille, on ne réfléchit pas»

C'était donc le profil de personne idéal pour les autorités communistes du pays: il ne posait pas de questions et ne causait pas de problèmes. Il ne réfléchissait pas; c'était un robot qui faisait ce qu'on lui demandait. Telle était la carrière professionnelle à laquelle nos professeurs voulaient nous destiner à la fin de nos études. Heureusement, grâce à la Révolution de décembre 1989, cette «brillante» carrière est passée à la trappe. Cependant, nous nous souvenons de la façon dont nous modifiions ces slogans selon la «méthode Angelo & George », l'une des raisons pour lesquelles nos professeurs communistes nous détestaient tant.


Nous choisissions de travailler... avec le cerveau

C'était la suite d'une réunion au Pati-Bar, la pâtisserie qui desservait notre lycée; avec le temps, cela est devenu notre QG, où nous planifions les coups les plus tordus. Nos collègues nous avaient appris qu'ils en avaient marre d'entendre des éloges sans fin sur le camarade Ceaușescu toute la journée. Hélas, ils ne se sentaient pas encore prêts à sécher les cours, comme nous l'avions fait l'année dernière, et à recommencer cette année. Il s'agissait donc de trouver un moyen d'être présent physiquement en cours tout en étant absent mentalement. Un défi de taille que nous avons magistralement relevé en apercevant un jeu d'échecs dans la vitrine d'un magasin de papeterie. Nous allions donc jouer aux échecs pendant les heures de cours qui ne nous intéressaient pas. Bonus: l'échec est un sport cérébral qui sollicite les capacités intellectuelles, à l'opposé de ce que le régime et ses larbins, le proviseur et les professeurs de notre lycée attendaient de nous.


Pâtisserie-Bar.
Pâtisserie-Bar.

Le plan

Nous avons donc acheté quelques boîtes et nous nous sommes dirigés à grands pas vers Pati-Bar pour rencontrer le groupe des populaires. Ils étaient les mieux habillés, les plus admirés et suivis par nos camarades, en somme les «patrons» de notre classe, et ils nous attendaient là. Les filles: Narcisa, Delia et Cristina. Les garçons: Bălă, Iulian, Tom et Cristi Tocan. Il y en avait d'autres, mais malheureusement, avec le temps, j'ai oublié leurs noms. Devant eux, nous avons brandi les boîtes en annonçant: «Un championnat d'échecs.» Tout le monde allait jouer aux échecs pendant les heures qui ne nous intéressaient pas. L’échiquier en fer et les pièces aimantées permettaient de passer le jeu d'un joueur à l'autre sans craindre de perdre des pièces, de changer de position, etc. Heureusement qu'il y avait du monde à l'intérieur, sinon leurs hourras auraient cassé les fenêtres. Au début du lycée, nous les considérions comme des «tocards». Loin de là, ils allaient nous prouver à maintes reprises qu’ils avaient des «couilles» — au figuré, bien sûr, car il y avait aussi des filles dans le groupe. Ce qui a suivi a été fortement aidé par la politique du lycée qui nous a relégués au... grenier.


La salle de classe de la mansarde

Étroite et obscure, située au-dessus de tout le lycée, elle ressemblait à un nid qui nous appartenait, à nous seuls. Cette pièce avait quelque chose d'un sanctuaire: des murs simplement peints, des fenêtres par lesquelles le soleil pénétrait timidement, des bancs grinçants et l'odeur du vieux bois. Le chemin pour y arriver était une petite aventure: nous partions de la bibliothèque, où nous feuilletions des manuels et des cahiers, et le plus souvent un livre d'aventures caché parmi eux. Puis nous montions lentement les longs couloirs dont les murs épais résonnaient de nos pas. À partir du deuxième étage, des escaliers plus étroits menaient au grenier. À chaque fois, nous avions l'impression de nous détacher du monde d'en bas, de la salle des professeurs, de nos enseignants communistes et de l'agitation du lycée. Chaque recoin de la pièce avait son histoire: le banc près de la fenêtre où nous rêvions en regardant le ciel, le petit placard à l'arrière rempli de petits mots, de magazines et de boîtes d'échecs (!). Sans oublier le vieux tableau noir couvert de calculs, de croquis et de dessins maladroits. Ce grenier restera pour nous un symbole: l'endroit où nous avons appris à profiter de la vie, à rêver ensemble et à nouer des amitiés durables, principalement lors de parties d'échecs mémorables. Et même si les années passent, il reste jeune dans nos cœurs: notre chère salle de classe, avec son parfum des débuts de la «vraie vie» et ses échos de rires d'adolescents qu'on a été auparavant.


Le long couloir menant à la petite mansarde où nous avons passé notre première année de lycée.
Le long couloir menant à la petite mansarde où nous avons passé notre première année de lycée.

Les cours à la….mansarde

Nous reléguer là-bas était une sorte de «punition collective» appliquée à toute notre classe, car elle comptait dans ses rangs les «indésirables» de l'établissement. C'était la plus petite salle de classe du lycée et nous y étions entassés comme des sardines dans une boîte de conserve. Sur le papier, cette pièce n'aurait même pas dû être utilisée comme telle; la direction communiste du lycée a donc cru nous punir en nous y plaçant. Quelle erreur! C'était aussi la salle la plus éloignée de la salle des professeurs, et il leur fallait presque dix minutes pour faire le trajet et autant pour revenir. Cela les a obligés à se concentrer sur l'essentiel de la matière enseignée et à parler moins de la propagande du Parti et du Culte de la Personnalité du Dictateur Ceauşescu. Bonus: nous avions plus de temps pour organiser notre championnat d'échecs.


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«Qu'on donne encore plus de joueurs d'échecs au pays!»

Le lendemain matin, avant l'arrivée du professeur, l'annonce tombe: les inscriptions pour un championnat d'échecs sont ouvertes. Mais la plupart de nos collègues ne savaient pas jouer. Nous avons donc mis le lancement du championnat en pause et lancé la campagne «Qu'on donne encore plus de joueurs d'échecs au pays!». Ce slogan a bien sûr été choisi en opposition à celui de la campagne officielle «Qu'on donne encore plus de charbon au pays!». Une entreprise ardue, car nous ne voulions laisser personne sur le bord de la route. Ceux qui savaient jouer ont donc initié les autres aux mystères de ce noble jeu. L'enseignement se faisait aussi bien pendant les pauses que durant les cours. Les professeurs, excédés par notre agitation et le bruit qui l'accompagnait, nous demandaient de nous taire ou de nous justifier, et nous menaçaient de punitions.


La classe du grenier est la plus haute et possède cinq fenêtres.
La classe du grenier est la plus haute et possède cinq fenêtres.

«Cajolons» les professeurs!

Pour éviter cela, une méthode infaillible a été mise en place: «cajoler» les professeurs. On leur disait qu'ils parlaient trop compliqué, qu'ils étaient trop intelligents pour certains d'entre nous. D'où la nécessité, pendant qu'ils tenaient leur cours, que d'autres élèves le «traduisent» pour les moins doués; ainsi, tout le monde pouvait suivre et apprendre les cours de tels professeurs si compétents et talentueux. En bref, nous avions des textes sur mesure pour chacun d’entre eux, selon la règle: plus c'était gros, plus ça passait; plus nous flattions l'ego de nos professeurs communistes, plus ils gonflaient la poitrine comme des coqs devant le poulailler. Et moins ils faisaient attention à nos manœuvres. Ce qui nous laissait ainsi plus de marge de manœuvre pour atteindre nos objectifs.


Que les matchs commencent!

Quelques semaines plus tard, tout le monde connaissait plus ou moins bien les règles. Nous jouions selon le système suivant: chaque match était éliminatoire; les vainqueurs se défiaient à leur tour dans un autre match éliminatoire. Ceux qui perdaient ne pouvaient plus jouer dans le championnat en cours, mais pouvaient conseiller un autre joueur en lice. Au début, ce fut facile: les matchs se disputaient entre voisins et tout le monde restait concentré sur le jeu. Les choses se sont corsées dans la deuxième partie du championnat, lorsque les joueurs se sont retrouvés répartis dans toute la salle de classe. Les échiquiers devaient alors circuler d'une main à l'autre entre les joueurs. Nous avons donc dû les marquer pour ne pas nous tromper. Nous avons également mis au point des techniques brillantes pour détourner l'attention des professeurs lorsque l'échiquier circulait entre les rangées d'élèves. Quelquefois, sur la «route», des collègues farceurs changeaient la position de certaines pièces pour donner un avantage à un joueur ou à un autre. Ce qui provoquait parfois des disputes houleuses. Toutefois, rien de méchant; on arrivait rapidement à les régler plus ou moins amicalement, en rappelant le but essentiel de la manœuvre: remplacer les heures d'éloges au Parti Communiste et à «son bien-aimé Dirigeant» par des moments de plaisir et de divertissement.


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Les fins de championnat

Et au fil du temps, quand on arrivait à la phase de demi-finale, c'était encore plus «spécial». Notre proposition de changer les places pour que les joueurs soient assis côte à côte a été rejetée en bloc. Comme tout le monde voulait participer, les joueurs ont été déplacés, mais dans le sens inverse, c'est-à-dire le plus loin possible les uns des autres. Par la suite, l'échiquier circulait dans toute la classe pour que tous puissent observer le déroulement de la partie. Autant dire que trois quarts de la classe se transformaient sur-le-champ en entraîneurs et prodiguaient des conseils aux joueurs encore en lice. Et, en règle générale, la table arrivait aux joueurs accompagnée d'un nombre de feuilles avec leurs recommandations.


Les gagnants

Le temps a passé et nous avons oublié quelle était la récompense pour avoir gagné le championnat: des gâteaux chez Pati-Bar, sans doute. Nous avons également oublié qu'ils étaient les vainqueurs. Était-ce Andrei, le plus doué en mathématiques de notre classe, voire de tout le lycée, qui participait à de nombreuses compétitions? Ou peut-être Matei Basarab, un camarade qui portait le nom d'un voïvode roumain, cultivait une aura de mystère et avait beaucoup de succès auprès des filles? Ou Delia, une fille très douée en mathématiques, devenue par la suite haut fonctionnaire à la Cour des Comptes de Roumanie? Quoi qu'il en soit, peu importe les noms, car dans les faits, nous étions tous des gagnants. Nous avons passé des heures et des heures fantastiques à disputer des matchs passionnants, faisant fi de nos professeurs. Eux se donnaient à fond pour nous enseigner les leçons bourrées de propagande du Parti communiste et de «Instructions Précieuses» du Dictateur Ceaușescu. Et nous n'en retenions que dalle. Et en prime, nous avons développé une complicité de plus en plus forte, ce qui a rendu facile le passage à l'étape suivante: sécher les cours en masse. En suivant le dicton: pourquoi s'arrêter quand on est sur la bonne voie, quand celle-ci piétinait les «valeurs communistes» de l'époque, non?


Sécher des heures de cours/faire l’école buissonnière en masse

À la rentrée de la deuxième année de lycée, nos camarades avec leur histoire du championnat d'échecs nous ont détournés de l'habitude de sécher les cours. Mais au printemps, cela ne nous suffisait plus et notre envie de sortir et de faire l'école buissonnière s'était accrue. De plus, nous n'étions plus les seuls à le vouloir: bon nombre d'entre eux, à commencer par les «populaires», souhaitaient la même chose; ils avaient pris courage après le succès des échecs. Ce sont eux qui ont décidé que tout le monde devait nous suivre. Alors, toute la classe a commencé par sécher les cours les plus politisés, puis à s'absenter même des manifestations, comme lors de la défilé du 1er mai 1987 (une histoire racontée dans «La grande évasion du 1er Mai 1987»), et des «travaux pratiques agricoles» (une histoire racontée dans « Travaux agricole pour….rien»). Bon, pour la première fois, il a fallu une intervention musclée de Bălă, l'un des «populaires», pour convaincre les plus peureux ou les plus respectueux du régime. Plus tard, même eux sont rentrés dans le rang et tout le monde y est parvenu naturellement.


Bălă attaque

Cette scène est toujours présente dans ma mémoire, même aujourd'hui, malgré le temps écoulé. C'était un samedi (dans le régime communiste, les cours avaient lieu six jours sur sept, entre 7 et 8 heures par jour). Après les deux premières heures de mathématiques, nous avions le cours de «Constitution»; en programme: des éloges sans fin envers le «Grand Dirigeant», l'un des nombreux titres du Dictateur Ceaușescu. Il faisait beau dehors et nous n'avions aucune envie de rester enfermés dans une salle de classe. Alors, nous nous sommes levés, pris nos cartables et voulu partir. Mais Bălă, un type du genre «armoire de glace», s'est mis devant nous et nous a demandé ce que nous voulions faire. En nous entendant, il a dit: «Non, pas cette fois. Pas sans nous.» Il a ensuite annoncé que tout le monde devait faire comme nous et partir. Face aux protestations de certains peureux, il a gonflé la poitrine, a roulé les épaules et a tonné: «C'est fini. À partir d'aujourd'hui, c'est ‘un pour tous, tous pour un’ quand il s'agit de sécher les cours.» Une application particulière d’un slogan très cher à nos professeurs.


«Un pour tous, tous pour un!»

Ils avaient détourné le cri de guerre des mousquetaires de Dumas pour justifier les «punitions collectives». Celles-ci étaient infligées à toute une classe pour la faute d'un seul élève. En général, ce type de punition était utilisé contre une classe qui, selon le directeur ou le professeur, ne harcelait pas suffisamment l'élève désigné comme cible. Le «harcèlement» était en effet l'une de leurs mesures préférées contre les élèves qui refusaient ou hésitaient à se conformer aux principes et aux règles communistes. Mais il y avait aussi des professeurs plus sadiques qui appliquaient des «punitions collectives» pour d'autres raisons, pour d'autres «infractions». Shaytan (qui signifie «diable» en arabe), notre professeur de physique, faisait partie de cette catégorie. Pendant la première heure de cours de deuxième année, j'ai récité une définition humoristique de la loi d'Ohm. Le fait qu'elle m'ait immédiatement mis un 3 (la note la plus basse dans le système de notation scolaire roumain) dans le cahier de notes, ainsi qu'à George, n'était pas une surprise: c'était une tradition de commencer chaque trimestre avec une telle note en physique. Mais elle ne s'est pas arrêtée là: elle a puni toute la classe en disant, avec un sourire sadique aux lèvres: «Tous pour un, un pour tous.» (une histoire racontée dans «Le lycée communiste: la loi d’hOHMme »). Ce qui a beaucoup énervé les «populaires», qui sont alors devenus nos complices, voire parfois les instigateurs de la violation des «valeurs du communisme». Ce sont eux aussi qui ont réécrit ce slogan, le transformant en: «Deux pour tous, tous pour deux.»


«Deux pour tous, tous pour deux»

À la fin de la deuxième année de lycée, une évaluation nationale était organisée pour décider de la poursuite des études. C'était également l'occasion pour certains lycées dits «d'élite» de faire un «tri» parmi leurs élèves afin d'écarter ceux qui n'étaient pas suffisamment bien préparés. Ou ceux qui étaient jugés «indésirables», comme Angelo et George! Les professeurs et la direction communiste de notre lycée ont cru tenir une occasion en or pour nous éliminer. Et cela aurait pu marcher, car nous étions nuls en mathématiques et en physique, les deux matières évaluées. Manque de bol, les «populaires» ont décidé de prendre le problème en main, sous le slogan «deux pour tous, tous pour deux». Selon eux, il n'était pas question de nous laisser tomber. Ce qui s'en est suivi devrait figurer dans les annales de notre vie comme de la «torture».


La torture!

Les dernières semaines de la deuxième année, plus de temps libre pour George et pour moi, Angelo. Finis les moments de détente pour s'amuser, regarder des films, jouer à des matchs de foot ou écouter de la musique. À la place, nous avons eu droit à des séances interminables de mathématiques et de physique. Rien d'autre. Des heures et des heures d'exercices et de préparations sans fin, tant en dehors du temps scolaire qu'en cours. Avant, quand on séchait les cours, on allait au cinéma ou à la bibliothèque pour lire des livres d'aventures ou policiers. Maintenant, on le faisait pour réviser en vue de l’examen. Nous étions devenus l'objet d'une campagne intensive de leçons particulières prodiguées par les meilleurs élèves de la classe. Ils étaient plusieurs et se relayaient sans relâche pour nous faire apprendre des nombres, des équations, des théorèmes, des lemmes, des lois de la physique, et tout ce qui y était associé. Résultat: nous n'avons pas obtenu l'examen. Plus précisément, nous n'avons pas réussi avec la mention « très bien », mais seulement «bien»! À la vue de nos résultats, les professeurs et le directeur ont été tellement choqués qu'ils ont failli faire un AVC, puis ils ont quitté les lieux précipitamment. Ils n'ont donc pas entendu notre joie lorsque nous avons crié: On leur a fait un «Bulit».


«Bulit», qu'est-ce que c'est?

Lors d'une des premières fois où nous avons séché les cours en masse, nous sommes allés voir le film policier américain «Bullitt». Cependant, il existe dans la langue roumaine le mot «bulit» qui signifie «avoir les yeux gonflés et violacés à cause de plusieurs coups». Après avoir vu ce film, nous avons donc enrichi notre vocabulaire avec l'expression «faire un bulit». Elle désignait une action réussie, contraire aux règles de l'école, et encore plus aux «valeurs communistes» que les professeurs s'efforçaient de nous inculquer. Avec un succès plus bas que le niveau de la mer. Preuve en est: pour aller voir ce film, nous avons déserté la salle de classe pile avant les heures de «socialisme scientifique». Celles où nous devions apprendre par cœur les principes de «l'éthique du travail socialiste», à l'origine des prétendus «succès économiques» des pays communistes d'Europe de l'Est, la Roumanie en tête!


Le départ

Cette journée avait commencé avec deux heures de mathématiques à un rythme effréné, avec des équations et des intégrales qui tournaient en boucle dans nos têtes. Puis, nous avons eu une heure de physique avec Shaytan, un cours tellement difficile que tout semblait conçu pour nous écraser. Il restait encore des heures de bourrage de crâne communiste, mais cela dépassait nos seuils d'acceptation, à George et à moi, Angelo. Dès la première pause, l'idée salvatrice de faire l'école buissonnière nous est donc venue. Nous avons rassemblé nos camarades dans un coin du couloir, vêtus de nos uniformes, nos cartables jetés négligemment par terre, tels des conspirateurs occasionnels. La décision a été rapide et claire: aujourd'hui, nous disparaissons. Tous. Il ne restait plus qu'une question: où? La réponse est venue naturellement: au cinéma, sur le Boulevard (l'équivalent roumain de Champs-Élysées)! Quoi de mieux, en effet, pour remplacer les heures d'une propagande communiste minable et épuisante, qu'un grand écran, une histoire captivante et un monde brillant dans lequel tout oublier? Au moins, le cinéma nous laissait quelque chose: une réplique, une scène, un souvenir à raconter plus tard.


La route vers la liberté

Nous nous sommes faufilés dehors en petits groupes pour ne pas attirer l'attention, puis nous avons pris le chemin vers le boulevard. L'air encore frais fouettait nos joues, mais c'était un froid doux, plein de liberté. Nos pas étaient plus légers, comme si nous nous étions libérés de nos chaînes. Tout le monde riait, plaisantait et se bousculait amicalement; nous étions une joyeuse armée de «déserteurs» des sciences «communistes», partis à la conquête du... monde à commencer par le cinéma. Nous avons bondi dans un tramway qui, comme s'il nous attendait, s'est soudainement rempli uniquement de nous. Chaque banc, chaque coin était occupé par un «fugitif» de notre classe. L'ambiance était festive et le tramway semblait s'être transformé en «Le bus de la liberté». Seul problème: l'argent. Après avoir rapidement vérifié nos poches, nous avons constaté avec effroi que nous n'avions pas assez d'argent pour que nous puissions tous rentrer au cinéma.


Que faire maintenant?

La situation était délicate: comment nous répartir? Comment choisir qui entrerait dans le cinéma et qui resterait dehors, dans le froid de la fin de mars? C'était inconcevable! Nous nous sommes regardés et, sans dire grand-chose, nous avons ressenti la même chose: personne ne devait être laissé sur le carreau. Nous nous sommes soudain sentis comme les troupes américaines SEAL dans les films que nous regardions sur des cassettes vidéo qui circulaient plus ou moins clandestinement. «On n'abandonne personne», ai-je tranché, moi, Angelo. «Car nous sommes les meilleurs du LMV (les initiales du nom de notre lycée)», a complété George. Les idées ont alors commencé à affluer: se glisser à deux sur un billet, faire semblant d'entrer, puis revenir rapidement pour faire entrer d'autres personnes, négocier avec la dame de la billetterie, mendier de l'argent aux passants, etc. Tout, pourvu que nous soyons tous à l'intérieur.


Changement

Ce n'était plus une simple fugue collective, c'était devenu une mission d'honneur, un test de solidarité. Et, comble de tout, cela nous a fait rire encore plus fort, oubliant pendant quelques instants le froid, les professeurs communistes et la société minable dans laquelle nous étions obligés de vivre. Nous étions là, tous ensemble, une classe entière qui luttait non pas contre les mathématiques, la physique ou les «valeurs communistes», mais contre les quelques billets qui nous séparaient du film. Nous nous sentions, l'espace d'un instant, plus que de simples lycéens; on s’imaginait être les héros d'une aventure mémorable. Et l'idée salvatrice est apparue!


L’argent de l’eau

Magda a lancé cette phrase comme une incantation: «Allons au parc Cişmigiu, nous trouverons de l'argent dans l'eau!» Cela semblait absurde, mais nous avons tous soudain senti que les choses devaient se passer ainsi. Dans l'eau trouble, sous ces ponts aux balustrades fatiguées, les amoureux d'autrefois avaient laissé leur chance sous forme de pièces en aluminium. Frigorifiés et transis par cette matinée de printemps fraîche, nous avons d'abord collé nos yeux à la surface tremblante du lac, puis nos mains, et enfin une bonne partie de notre corps, tels des plongeurs du dimanche. Et, comme par miracle, elles étaient là: au moins dix pièces scintillaient comme des poissons argentés. Il y en avait assez pour toute la bande. Personne n'était laissé pour compte. Avec cet argent dans nos poches, nous avons quitté le pont en triomphateurs, riant comme si nous venions de trouver le trésor caché des pirates. Nous nous sentions comme les héros d'un film d'aventure, prêts à affronter tout, des professeurs effrayants aux trams bondés. Sur le chemin du cinéma, nous sommes passés devant les bateaux du lac, où quelques amoureux nous regardaient avec étonnement. Nous riions comme si toute la ville était notre plateau de tournage et le Boulevard, le tapis rouge des héros de l'école buissonnière.


Le célèbre pont du parc Cișmigiu.
Le célèbre pont du parc Cișmigiu.

L’entrée

À la billetterie, surprise! Après avoir reçu nos monnaies encore humides, avec de l'eau qui dégoulinait de partout, la vendeuse nous a dit que cela suffisait. Elle nous a laissés tous entrer au spectacle, nous prenant probablement pour des enfants inventifs et suffisamment intéressants pour leur offrir une séance presque gratuite. C'était le seul cadeau qu'elle nous a fait, au grand dam d'Angelo, car j’avais déjà commencé à lui faire la cour. En vain, bien sûr, car la belle vendeuse avait au moins dix ans de plus que moi. Ce qui ne m'empêchait pas de me vanter auprès de mes collègues que c'était grâce à mon charme que nous avions obtenu cette entrée.


Le film

«Bullitt», un film policier vieux de près de 20 ans avec Steve McQueen dans le rôle principal. Tout y était: la tragédie, le suspense, l'émotion pure. Nous, une bande de lycéens qui séchions les cours, avons transformé tout cela en une énorme comédie. Sur l'écran, le lieutenant Bullitt vivait les épreuves de sa vie: courses-poursuites en voiture, bagarres à San Francisco, dangers et tension presque insoutenables. Mais nous l'avons réinterprété avec beaucoup de sarcasme, grâce à nos esprits espiègles: commentaires chuchotés, gestes exagérés, éclats de rire étouffés. Au lieu d'être submergés par la tristesse ou le suspense, nous riions de bon cœur, transformant ce film sérieux en un spectacle personnel, absurde et hilarant. Les quelques cinéphiles présents dans la salle auraient probablement dû nous remercier: nous avions «enrichi leur expérience» avec notre sarcasme et notre humour adolescent. Et c'était effectivement le cas: chacun de nos rires était une petite victoire sur une matinée morose, sur les cours de physique et de mathématiques. Et surtout sur la propagande communiste qui aurait dû nous tomber dessus si nous n'avions pas fait l'école buissonnière. À la fin, lorsque les lumières se sont allumées, nous sommes sortis avec un sentiment de triomphe absolu: l'absentéisme collectif, l'argent trouvé dans le lac et la transformation d'une tragédie cinématographique en une comédie absurde — tout cela faisait partie de notre épopée de lycéens.


L’affiche du film Bullitt, 1968.
L’affiche du film Bullitt, 1968.

La fin

L'ironie suprême était que le régime qui voulait nous transformer en «hommes nouveaux» nous donnait involontairement les armes de la libre pensée. Les cinémas étaient les temples de notre imagination. Quelle poésie (mon œil!) dans les films soviétiques où le tracteur triomphait de la nature et l'ouvrier des capitalistes! Et lorsque nous pouvions voir un film occidental, nous avions l'impression que le monde entier s'ouvrait à nous. Dans la salle, le souffle coupé, nous étions convaincus que la vraie vie nous attendait quelque part, au-delà du rideau rouge. Que dire des librairies, de véritables cathédrales pour nous? Nous y entrions presque en chuchotant, comme dans un lieu sacré, pour en ressortir les poches vides, mais les sacs pleins de livres. Avec le recul, tous ces endroits semblent aujourd'hui des îlots de normalité et de beauté dans un océan d'absurdité. Oui, le communisme était gris et oppressant, mais le lycée et nos aventures ont coloré ces années de rires, d'émotions, d'expériences et d'une liberté que les communistes n'ont pu ni empêcher ni arrêter. Une adolescence folle, durant laquelle nous avons réussi à transformer tant de moments de la vie sous le joug du communisme en un paradis de liberté et de bonheur.

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