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LA LIBERTÉ ET LA MATRAQUE : LA PREMIÈRE CHRONIQUE DE LA GÉNÉRATION ROCK

Fin août 1988, la Roumanie souffre sous le poids d'un régime communiste de plus en plus étouffant, dans lequel le Camarade Dictateur Ceausescu se sent menacé même par les riffs des guitares électriques. Nous, Angelo et George, nous retrouvons dans un local de la police de Ceaușescu: le spectre d'une dictature tremblant face à la liberté provenant d’un son… Métallique. Amoureux du rock, des Beatles et de Johnny Halliday à l'énergie implacable de Metallica, nous sommes les Rockers, les fans de 'Metal'. 'Vous êtes fascistes!' nous hurle un gradé en montrant le nom du groupe de rock américain Twisted Sister écrit en lettres capitales sur nos vestes. 'Vous êtes nazis', surenchère encore plus fort son patron en montrant les dessins sur nos chemises: la pochette de l'album Master of Puppets de Metallica (1986) et les vers du titre 'Welcome home (Sanitarium)', notre préférée. Et cela fait de nous les 'ennemis du peuple'. Du 'peuple communiste', bien sûr, car le vrai peuple nous demanderait un 'bis'.

Les 'Mots'

'Je vois la liberté dans mes yeux' (extrait de Welcome home (Sanitarium). 'Liberté', 'honneur', 'gloire', 'courage' et 'unité': tels sont les Mots véhiculés par le rock, et encore plus par le sous-genre 'Metal' qui nous est cher. Ce sont des Mots honnis par le régime communiste, car ils incarnent tout ce que les communistes détestent par-dessus tout. À l'opposé des 'valeurs communistes', définies par l'absence de pensée propre, une obéissance aveugle et l'abandon de son sort entre les mains du Parti communiste et de son dirigeant, le Camarade Dictateur Ceauşescu. Ce sont les Mots qui nous marquent, nous les Rockers, ainsi que nos valeurs, aspirations et croyances. Nous sommes inarrêtables et irrattrapables pour la police qui ne sait comment mettre fin à nos actions. Car nous ne sommes pas une organisation: il n'y a ni autorité, ni commandement, mais des électrons libres gravitant autour du rock, du Metal et de ces Mots. Au départ, être 'Rocker' signifiait simplement copier les tenues de scène des artistes de rock. Mais avec le temps, cela est devenu un symbole, un mode de vie à part entière caractérisé par ces mots. Ce qui, dans la Roumanie communiste, signifiait alors un rejet actif des 'valeurs communistes' et une rébellion passive contre le régime. Et nous y sommes entrés tête baissée, avec toute la fougue et la candeur de nos 15 ans.


Amour à la première…audition

Fin 1985, George et moi étions en seconde au Lycée Michael le Brave (l'équivalent du Lycée Louis-le-Grand, à Paris), où nous côtoyions Magda, une fille aux beaux yeux verts passionnée par Compact et Holograf (groupes de rock roumain). Pour gagner ses faveurs, nous avons commencé à les écouter, et cela nous a même plu. Puis nous l'avons accompagnée à un concert où nous chantions et dansions sur ses tubes.

La star du concert a été 'IRIS', un groupe de rock dur à la manière de Metallica. Sur scène, ils donnaient un spectacle impressionnant et des centaines de fans chantaient à tue-tête leurs tubes tout en imitant les mouvements des guitaristes. Nous sommes foudroyés sur place: coup de foudre pour group. Au prochain concert, nous y sommes allés habillés pareil avec leurs fans. Certains nous ont interpellés en nous demandant: 'Avec qui êtes-vous?' (traduction: quel est notre groupe préféré?). À notre réponse, ils comprennent que nous ne savons rien du Rock et nous font alors un court exposé: 'Nous sommes des Rockers, et une profonde amitié nous lie. Nous vivons le Rock et le Metal à fond. C'est notre vie et elle est aux antipodes de la vision du Parti Communiste. Notre Credo: liberté, gloire, honneur, courage et unité. Cela nous caractérise à chaque instant, comme notre salut: un check!

Qu'il soit clair pour vous: le Parti Communiste nous hait, nous sommes son pire ennemi! La police essaie de nous attraper pour nous tabasser et nous forcer à abandonner. Mais nous ne renonçons pas, bien au contraire. Voulez-vous vraiment prendre cette voie?' Notre réponse est un grand 'OUI' du fond du cœur, et cela va changer notre vie du tout au tout. Nous allions la vivre sous le signe du Metal.

Le Metal, son Credo et le chemin de la vie

Quarante années se sont écoulées depuis ce moment-là. Le Metal a été notre compagnon et son Credo a régi nos vies. Cela nous a fortifiés afin que nous puissions résister aux tentatives de nos professeurs de nous transformer en brave toutous du Parti communiste. Mais aussi pour contrer toutes les activités que le Parti forçait les enfants à réaliser (lisez 'Travaux pratiques pour rien' et 'Travaux agricole pour rien'). Après la chute du régime communiste, à la suite de la Révolution de Décembre 1989, nous avons accompli une carrière couronnée de succès en Roumanie. Plus tard, dans les années 2000, nous avons quitté la Roumanie, insatisfaits par la lenteur de son avancée vers une démocratie et une économie de marché. En commençant une nouvelle vie ailleurs, nous bâtissons aujourd'hui une deuxième carrière couronnée de succès: George en Nouvelle-Zélande et moi, Angelo, en France. Nos enfants perpétuent le flambeau de METAL. Pour ma part, mes enfants sont déjà grands et ils m'apprennent à écouter les meilleures bandes actuelles de METAL, Ceux de George sont encore petits, âgés de 11 et 14 ans, et ils apprennent, mais ils montrent déjà le potentiel de dépasser leur père. En les regardant grandir, nous nous rappelons comment nous sommes passés du rock au METAL en seulement quelques mois.


Notre route vers Metal

De début, nous nous sommes entourés par les autres Rockers, découvrant un environnement atypique, en marge de la société communiste et malgré elle. C’est un monde vivant et imprévisible où chaque instant semblait être un acte de liberté. Nous absorbions tout: les histoires, les enseignements et la musique. Au début, ce sont les guitaristes qui nous fascinaient: Jimi Hendrix, Santana, ainsi que Jimmy Page et son groupe Led Zeppelin. Puis, nous nous sommes tournés vers des sonorités de plus en plus dures. Pourquoi et comment nous ne nous en souvenons plus, mais c’est cette chanson qui nous revient en mémoire à ce sujet: Breaking the Law de Judas Priest. Celui-ci nous a marqués tant par ses riffs que parce que nous-mêmes enfreignions la Loi, celle des 'valeurs communistes'. Peut-être avons-nous alors pensé: 'Si nous le faisions, autant le faire en grand.'. Ajoutons que le son lourd et puissant nous donnait la sensation d'avoir de la lave bouillante dans les veines et nous voilà fans de Metal à présent, sans bouder toutefois notre plaisir d'écouter également des morceaux moins intenses. Nos collègues ont également été surpris par notre évolution: à la fin de la première année de lycée, ils nous savaient fascinés par The Final Countdown de Europe. Et à la rentrée, ils nous ont retrouvés fans de Metal. Pour marquer cette évolution, nous avons même donné un mini-concert Metallica avec quatre titres de l'album Master of Puppets, qui a été chaleureusement applaudi à la fin. Pour nous remercier de ne pas avoir interprété la totalité des titres de l'album, peut-être? Nous pensons qu’ils ont été plutôt impressionnés par nos mouvements imitant le jeu de scène des guitaristes et par notre tentative d'imiter la voix si caractéristique de James Hetfield. Ou peut-être par notre tenue de Rockers.

Bottes militaires et Metal: l'art de l'imagination dans la pénurie communiste

Toute garde-robe de rockeur digne de ce nom venait d'Europe de l'Ouest, mais à partir de la fin des années 1970, la Roumanie n'importait plus rien. La faute au projet mégalomaniaque du Ceaușescu qui voulait rembourser la dette extérieure à tout prix. Avoir une véritable tenue de rocker tenait alors de la Fata Morgana. D’où la nécessité de faire preuve de beaucoup d’imagination pour constituer une garde-robe spécifique, ce qui nous a amenés à nous tourner vers l’armée, 'fièrement' représentée par des officiers de l’intendance désireux d'augmenter leurs revenus. Nous étions donc quasiment tous chaussés de bottes militaires montantes et une grande partie d'entre nous portaient des pantalons, des jaquettes ou des vestes militaires. La mauvaise qualité des T-shirts disponibles dans le commerce nous a incités à porter des chemises militaires à la place. Ainsi habillés, nous pouvions être pris pour des soldats, mais les accessoires et les inscriptions permettaient d'affirmer notre identité de Rocker.


Vêtements avec une âme…Métallique

Il n'y avait pas de professionnels pour écrire les inscriptions, alors nous nous en sommes chargés nous-mêmes à l'aide de crayons ou de stylos à bille. Ainsi, presque chaque pièce de nos vêtements portait fièrement le nom d'un groupe ou d'une chanson, ou les deux ensembles, plus ou moins visiblement. Les groupes les plus représentés étaient IRIS, Judas Priest, Metallica ou Manowar. Pour les chansons: 'Naşul' et 'Floare de Iris' (Iris), 'Breaking the law', 'Welcome home (Sanitarium)' et 'One' (Metallica), ainsi que 'Blood of the kings' et 'Kings of metal' (Manowar). Les plus doués pour le dessin passaient beaucoup de temps à reproduire des pochettes d'albums sur des chemises et des vestes. Étant donné la mauvaise qualité des outils utilisés, les dessins risquaient d'être effacés lors du lavage. Ces pièces n'étaient portées qu'à l'occasion des concerts, afin de les garder le plus longtemps possible.

Le cuir, le métal et le courage: les accessoires Rock dans la Roumanie communiste

La Roumanie vivait l''Ère d'Or' du Camarade Dictateur Ceausescu et il était difficile d'y trouver quoi que ce soit, et encore moins les accessoires d'une tenue de Rocker. Nous avons donc dû les créer nous-mêmes en faisant preuve d'imagination. Le cuir pour nos bracelets rock, nous l’obtenions en découpant des anciennes bottes militaires sur lesquelles nous appliquions ensuite des bouts de métal, subtilisés sur les pièces que nous aurions dû fabriquer pendant les 'travaux pratiques scolaires' (voir notre publication 'Travaux pratiques pour rien'). Nombre de ces pièces se retrouvaient d'ailleurs transformées en croix en métal, à l'image de celles exhibées par des groupes comme Black Sabbath. Nous les portions fièrement, car elles constituaient pour nous un élément essentiel de la tenue du Rockeur. Des chaînes métalliques de 10 à 20 centimètres de long complétaient notre tenue, comme pour afficher notre passion pour le Metal. Lors des affrontements avec les gangs de rappeurs ou des voyous, ces chaînes servaient aussi d'armes. Ceux-ci nous prenaient souvent pour cible à la demande de la police, qui ne parvenait que rarement à nous attraper. Cependant, la situation tournait généralement à notre avantage, car nous étions nombreux à pratiquer des Arts Martiaux. D’ailleurs, George et moi avons accepté avec empressement l’offre de rejoindre un dojo une fois que nous sommes devenus Rockers.


Karaté et Metal

Les Arts Martiaux étaient également interdits par le régime communiste, car ils enseignaient des techniques de combat, ainsi que de la discipline, de la responsabilité et du sérieux. En suivant les préceptes des codes d'honneur des guerriers, comme le Bushido du samouraï pour les karatékas, ils étaient donc incompatibles avec les 'valeurs communistes'. De plus, les associer au Credo des Rockers donnait naissance à un cocktail explosif, comme en témoigne la participation massive de ces derniers à la Révolution de Décembre 1989. Et pourtant, il y avait un dojo tenu par un haut gradé de la Police Secrète du régime, position qui lui assurait une impunité totale face à toute ingérence des autorités. Nous avons commencé au début de l'automne 1986, à raison de trois entraînements par semaine. Chacune durait environ 2 heures 30 par séance: étirements, musculation, et répétitions sans fin des techniques d'attaque et de défense. Les 30 dernières minutes étaient consacrées au 'kumite', soit des combats un contre un ou un contre deux permettant de mettre en pratique ces techniques dans des conditions simulant une confrontation réelle. Le sensei et/ou son adjoint, le sempai, nous corrigeaient et nous prodiguaient des conseils pour progresser. Les premières semaines ont été éreintantes, puis, petit à petit, nous avons réussi à suivre le rythme. Et cela nous a tellement plu que, vers la fin de la première année, nous avons même commencé à nous entraîner en dehors du dojo, dans les parcs ou à la maison. Nous faisions essentiellement des étirements, puis des 'kumite', afin de devenir plus capables de combattre et d’encaisser des frappes. Ce qui s'est avéré plus que nécessaire compte tenu du traitement qu'il nous réservait la police du régime communiste.

Quel traitement pour les Rockers?

Vingt ou trente ans plus tôt, nous aurions fini dans des camps de concentration à l'image du goulag soviétique, voire directement dans un cercueil. Ce n’est plus le cas dans les années 1980, alors que le régime communiste, au pouvoir depuis 1945, est en état de délitement avancé. Corruption et piston ont gangrené le régime jusqu’à la moelle et les organes de répression ne sont plus qu’une ombre de ce qu’ils étaient auparavant. C'est uniquement par peur qu’ils inspiraient encore qu’il était possible pour le Parti communiste de rester encore en place. Au début de l'année 1986, alors que nous sommes devenus Rockers, le pire qui pouvait nous arriver était un passage à tabac et quelques heures de garde à vue. À condition qu’ils arrivent à nous attraper, comme ce fut le cas fin août 1988 à Costinesti (l’équivalent roumain de la ville de Nice), alors que nous y étions allés pour assister au Gala Rock. Cette année-là, un spectacle mémorable, très éloigné de la ligne imposée à la musique rock par le régime communiste, était annoncé.


Le son de la révolte Rock au-delà du Rideau de Fer

Apparu dans l’Occident comme un élan de liberté, bousculant les conventions et portant en lui l'écho de la révolte d'une génération entière, le Rock s'est rapidement imposé comme un phénomène mondial. Il a bien sûr pénétré le Rideau de fer dans l'Europe de l'Est communiste, atteignant inévitablement la Roumanie. Conscient de ne pas pouvoir l'arrêter, le régime communiste choisit de le tolérer, convaincu qu'il peut contrôler la musique et ses fans, les Rockers. Quelle erreur! Dans les années 1960, un groupe allume le feu: Phoenix, avec un son puissant et des messages profonds. Leur succès est immense et entraîne l'émergence d'autres groupes locaux à succès, dont certains explorent des tonalités de plus en plus proches du Metal. Lorsque Phoenix a fui le pays, le régime a durci sa censure: seuls les groupes jouant du Rock 'correct', très proche de la musique disco, pouvaient paraître sur des disques vinyles, être diffusés à la radio ou se produire sur les grandes scènes. Mais les groupes aux sonorités Metal, Iris en tete, ne disparaissent pas. Bien au contraire, ils se sont multipliés, développés et ont rencontré un succès grandissant. Ils ont réussi à se faufiler dans les méandres de la censure et des restrictions, à sortir quelques disques sur vinyle et à se produire en concert ici et là. Costinești était l'un des endroits où cela était possible. C'est là, lors des Galas du rock, que se réunissaient ceux qui voulaient plus: des riffs et solos pures et dures, des paroles fortes et un son brut, non poli par la censure. Au bord de la mer, lors des chaudes soirées d'été, le rock roumain pouvait montrer ses crocs Métalliques dans un coin de liberté temporaire. Et bercés par les rythmes du Metal, nous pourrions croire, l'espace de quelques heures, que la liberté est plus vivante que jamais. Sauf en 1988.

Costinești: vers le grand déchaînement

Pour Gala Rock 1988, nous partons de la maison dans notre plus belle tenue de Rocker en prenant le tramway. Celui-ci, avec ses vitres rayées, ses sièges en plastique fissurés et ses portes qui ne se ferment plus complètement, devient notre navette vers la gloire. Les gens nous regardent, certains avec peur, d'autres avec des regards disant: 'Vous êtes fou ou quoi?'. Peu d’entre eux nous envient notre courage et notre détermination à défier le régime. Dans la gare, nous montons aussitôt dans le train, prenant de vitesse les policiers qui cherchaient en vain un moyen de nous arrêter. Et le train, semblant n'avoir attendu que notre arrivée, se met à ramper vers la mer, comme une allégorie du progrès communiste filant à toute vitesse vers nulle part.


Wagon poussé par les rêves

Ce n'est pas seulement un voyage au bord de la mer, c'est un pèlerinage. C'est la résistance en tenue d’apparat du Rockeur dans un train qui avance péniblement, tel un calvaire ferroviaire, dans un grondement sourd de métal et d'efforts, comme une corvée aux relents de vacances populaires et d'illusions bon marché. Les compartiments empestent la sueur, le spray bon marché et l'espoir. Nous avons aussi un vieux lecteur de cassettes monophonique qui diffuse de la 'vraie' musique, du Metal bien plus dur que le titanium. À certains arrêts improvisés, des policiers locaux vont et viennent comme des cafards. Ils nous regardent et demandent: 'Qui êtes-vous?', 'Qu'est-ce que ces vêtements?', 'Et ce bruit?', avec des voix et des mimiques apprises dans 'Manuel d'intimidation pour les Nuls'. Nous leur sourions et répondons avec des phrases longues parsemées de mots compliqués, tirés d'un ouvrage académique sur l'étymologie de la langue roumaine. Ne comprenant rien, ils laissent tomber en murmurant des noms d'oiseaux (l'équivalent roumain des 'bobos parisiens' ou 'parigots') à l'adresse des gens qui viennent de Bucarest, la capitale du pays.

Le contrôleur des tickets, tendrement surnommé le 'Parrain', monte dans notre wagon. Nous n'avons pas acheté de tickets – dans la Roumanie communiste, seuls les gens qui ont peur du régime et qui respectent les 'valeurs communistes' le font. Ceux qui ont une vie sans rébellion, une vie premier prix. Il nous considère avec une certaine appréhension: nous sommes nombreux et paraissons dangereux. Il se promène parmi nous tel un fantôme dans un costume de lin, regardant par la fenêtre, faisant semblant de ne pas nous voir. Nous ne sommes que des hors-la-loi communistes, mais respectueux de la loi de l'humanité. Alors, nous faisons un paquet de nos réserves alimentaires pour lui, ce qui valait de l'or dans la Roumanie de l’époque (voire 'Manger sur le pouce. Guide se survie dans le communisme'). En partant avec de quoi nourrir sa famille pour une semaine, il nous regarde se demandant s'il ne devrait pas lui-même se convertir au Metal.


Capturés!

Sous une chaleur qui fait fondre l'asphalte et la raison, nous descendons dans une gare poussiéreuse dont le quai semble perdu au milieu de nulle part. Avec ses deux bancs tordus, trois mouches, un chien anémique et un tableau noir rouillé portant l'étiquette 'Gare' avec optimisme, elle est l'image même de la Roumanie communiste. Lorsque les portes du train s'ouvrent, une foule de quelques centaines de Rockers venus de tout le pays se déverse des wagons, tous en tenue d’apparat. Nous nous saluons bruyamment comme des camarades de tranchées, criant des noms de groupes et échangeant des sourires complices, et nous donnons rendez-vous aux Galas de rock. Par la suite, séparés en plusieurs groupes, nous partons en direction de la ville située à plusieurs kilomètres. Il n'y a ni cars, ni autre moyen de transport disponible. Selon les 'précieuses consignes' du Camarade Dictateur Ceausescu, nous aurions dû nous retrouver sur un chantier en travaillant 'volontairement' pour l'un de ses projets mégalomaniaques, et non pas ici pour nous amuser. Malheureusement pour lui, nous sommes là et déterminés à défier le pouvoir communiste. Peu avant d'entrer dans la ville, nous nous arrêtons à côté d'un bâtiment délabré sur lequel est affichée une pancarte indiquant 'Hôtel'. Nous mangeons tranquillement derrière lui quand un cri retentit: 'Ils sont là, allez sur eux, nique leurs mères', et un groupe de voyous se lance vers nous. Les innombrables séances d'entraînement nous ont appris à réagir par réflexe et nous nous mettons instantanément en position de combat. Comprenant alors qu'ils sont en train de se frotter à quelqu'un de plus fort qu'eux, ils prennent la fuite à toute vitesse. Grisés par cette victoire facile, un peu plus tard nous tombons dans une nasse de la police dans une ruelle. Foncer directement sur eux pour percer leurs rangs et s'enfuir nous semble une bonne solution, mais Victor fait autrement: il se jette aux pieds des policiers en criant: 'S'il vous plaît, ne me faites pas de mal, je suis malade', tout en simulant une crise d'épilepsie. Cela les empêche de nous foncer dessus. Comprenant la manœuvre, moi et George faisons de même avec les policiers de l'autre côté de la ruelle. Le temps qu'ils nous maîtrisent et qu'ils nous menottent, les autres Rockers passent par les buissons qui bordent la ruelle et se perdent dans la nature.

Dans le local de la police

Capturés, moi et George sommes placés dans un 4x4 peint au pinceau, une bête mécanique à la retraite, mais toujours déterminée à faire son quota d'oppression. Victor et deux autres malheureux sont quant à eux placés dans une autre voiture, entassés avec des policiers comme des sardines dans une boîte 'Made in Communisme'. Et tout cela pour nous déposer à quelques centaines de mètres seulement, dans le siège de la police: un petit bâtiment miteux aux fenêtres sombres et au silence inquiétant, comme s'il avait été abandonné ou occupé par des extraterrestres marxistes-léninistes. Dans la cour, une masse de policiers martelait le sol de leurs lourdes bottes, à la manière de rhinocéros en blouse bleue. La partie VIP est assurée par un véritable comité Théodule: deux hauts gradés, l'un au look de gendarme bolchevique et l'autre avec un ventre proéminent faisant office d'autorité. Lorsqu'ils constatent que nous ne sommes que cinq au lieu des 25 à 30 attendus, leur mécontentement se manifeste par une pluie de noms d'oiseaux s’abattant sur les policiers fautifs. A l'intérieur, ils donnent un véritable spectacle en voyant nos tenues et la menace qu’elles font peser sur la moralité de la classe ouvrière et la bonne humeur idéologique au bord de mer. 'Vous êtes fascistes !' nous hurle le premier en montrant le nom du groupe de rock américain Twisted Sister écrit en lettres capitales sur nos vestes. 'Vous êtes nazis', surenchérit encore son patron en montrant ce qui se trouvait dessiné sur nos chemises: la pochette de l'album Master of Puppets de Metallica (1986) et les vers du titre Welcome home (Sanitarium), notre préférée de cet album. Et tout cela pendant qu’ils nous regardent avec un air de supériorité appris dans le Manuel 'Comment faire semblant d'être intelligent pour les Nuls'. Une fois leur numéro terminé devant leurs subordonnés qui les regardent en position de garde à vous, ils partent, mais pas avant de donner les consignes: d'abord les PV de contravention, puis le passage à tabac.


Mieux vaut des bâtons que des consonnes

Il est toutefois difficile de croire que ces pauvres individus en uniforme soient capables d'une telle sophistication. La plupart d'entre eux semblent lutter depuis toujours contre des adversaires redoutables, tels que les phrases composées ou la pensée logique. L'un d'eux, probablement le chef d'équipe, porte une casquette plus grande que sa tête et une moustache qui pourrait accueillir un congrès de mites. Il nous demande ce que nous avons à déclarer, mais sa voix est aussi assurée qu'une boîte de conserve périmée. À la troisième tentative pour prononcer 'déclaration' sans se tromper, il abandonne et appelle un collègue 'plus instruit', c'est-à-dire un ancien élève d'une école du Parti communiste. Ce dernier feuillette le formulaire type, la langue entre les dents, comme s'il regardait une carte décrivant la Voie Lactée. Il lit lentement, syllabe par syllabe, transpirant comme une bête de somme, tandis que son doigt sale suit religieusement chaque ligne. Lorsqu'il arrive au mot 'circonstances', il s'arrête, soupçonnant que son collègue se moque de lui. La vérité, c'est que la vie est dure, camarades! Surtout lorsque l'ennemi est la grammaire! Ils pensaient qu'ils s'en sortiraient mieux au moment de nous tabasser.


Le communisme veut nous cassé. Raté!

En l'absence de consignes claires, ils nous frappent méthodiquement là où les traces ne sont pas visibles et où les blessures ne nécessitent pas de soins. Une technique fine, affinée par des années de pratique à huis clos. Si les coups infligés à nos trois camarades leur causent certaines souffrances, les nôtres nous semblent plutôt supportables. De plus, nous entendons sans cesse la voix du sensei disant: 'La douleur est temporaire, l'honneur est éternel'. À un moment, George, nerveux, après plusieurs essais infructueux de verser des larmes pour simuler une douleur intense, laisse échapper une insulte entre ses dents. Sans se rendre compte, il fait une esquive et reçoit le prochain coup à l'épaule au lieu du ventre. Pile l'épaule qui encaisse le plus pendant nos séances privées de 'kumite'. Le policier regarde son poing, ahuri, ayant l'impression d'avoir frappé du Métal, puis il regarde George, qui lui répond alors par un regard froid et métallique. Il se passe alors quelque chose dans l'atmosphère: un minuscule changement de perception. D'adolescents rebelles, nous sommes soudain pour eux comme des bêtes sauvages capables de leur sauter à la gorge. Tout s'arrête, comme une radio soudain débranchée. Pour sauver les apparences, ils nous dépouillent de nos vestes, chemises, accessoires et notre lecteur de cassettes monophonique avec ses cassettes. Tout est classé 'preuve', un mot magique qui, dans leur jargon, signifie 'maintenant, ce sont les nôtres, bande d'imbéciles'. En clair, ils nous confisquent tout. Nous restons là, en maillot de corps, tremblants non pas de peur, mais face à l'absurdité grotesque de la situation. Adieu, cassette des Metal. Adieu, liberté à piles. Costinești, la station balnéaire de la jeunesse, était soudain devenue le décor d'un film d'horreur à petit budget, réalisé par Kafka et financé par le Parti Communiste Roumain.


Le retour

Le voyage du retour n'a pas d'histoire. Il est muet, gris, vide de sens, comme un film trop souvent réécrit, jusqu'à ce que l'image s'efface et qu'il ne reste plus que le scintillement fantomatique d'un souvenir. Nous sommes escortés jusqu'à la gare comme des passeurs de liberté, gardés par un peloton de miliciens rigides, comme sculptés dans le béton idéologique. Nous attendons notre train pendant près d'une heure, aux côtés d'un rassemblement silencieux d'autres Rockers. Les galas de cette année ont été annulés: les groupes ont décidé de ne plus se produire. Pendant un instant, la musique s'est rebellée. Le 'Parrain', un monsieur frêle au visage figé dans une humilité d'après-guerre, nous regarde longuement. Il ne dit rien et ne demande rien, nous laissant 'à notre compte', une expression qui, à ce moment-là, sonne comme une absolution muette. Peut-être a-t-il lui aussi vécu une expérience similaire à la nôtre. Pour beaucoup de jeunes, cette histoire, aussi réelle et brutale soit-elle, aurait été trop difficile à supporter. Elle les aurait poussés à abandonner et à croire que l'État est invincible, que la force prime sur la parole. Pas notre cas, car cela nous a rendus plus déterminés et a renforcé notre conviction que nous ne devions pas céder. La flamme Métallique dans nos poitrines n'a pas seulement résisté aux coups de poing de matraque, elle s'est même intensifiée. À notre retour, nous étions des symboles: ceux qui avaient affronté les policiers sur leur propre terrain et qui avaient gagné. Légendaires. Intangibles. Et nous ne savions pas encore à quel point le temps allait passer vite, jusqu'à ce que des histoires comme la nôtre soient des étincelles qui allumeront la révolution de décembre 1989 et la chute du régime du Camarade Dictateur Ceausescu.

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