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TRAVAUX SCOLAIRE POUR RIEN

angelogeorge988

C’est une histoire de l’esclavage moderne couplé au travail forcé des enfants. Cette pratique est courante aujourd’hui dans les pays communistes, comme ce fut le cas auparavant en Roumanie du Camarade Dictateur Ceaușescu. Nous, moi et George, mon ami, l'avons vécue dans notre chair et dans nos os et nous nous y sommes opposés farouchement pendant nos années de lycée, entre 1985 et 1989. Voilà notre histoire.

Les travaux pratiques et les stages

Dans les pays démocratiques, ils permettent aux enfants d'acquérir les connaissances nécessaires pour choisir une voie professionnelle et apprendre un métier. Dans les pays communistes, les enfants sont utilisés pour faire de la production comme n’importe quel ouvrier (mais sans aucune paie!). Ce fut le cas en Roumanie sous le régime communiste du Camarade Dictateur Ceaușescu; de plus, il y était prévu systématiquement le nombre de produits qui devaient être obligatoirement réalisés par des lycéens pendant les heures dédiées spécifiquement sous l'appellation ‘Pratique industrielle’ (ou ‘Pratique’ dans le langage usuel). En plus de celle-ci, les enfants devaient également réaliser de la ‘Pratique agricole’ (sujet d’un article futur).

La partie théorique

Pendant toutes les années du lycée, nous avons dû étudier la matière ‘Usinage’, qui comprenait les processus et les procédés techniques, les outils, les pièces qu'on pouvait réaliser etc; le nombre d’heures dédiées était l’un des plus élevés de toutes les matières étudiées. Les notes obtenues étaient très importantes, car elles déterminaient où les élèves seraient embauchés après le lycée (c'était l'État, et plus précisément le Parti Communiste, qui décidait de leur affectation, et non les entreprises ou les personnes concernées). Cela mettait évidemment une pression considérable sur les étudiants, qui devaient obtenir de bonnes notes pour être affectés dans une entreprise prestigieuse. Et ceux qui nous enseignaient n'étaient pas de vrais professeurs, mais des ingénieurs ou des contremaîtres tellement incapables qu’ils ne pouvaient travailler dans l’usine; ils avaient donc été dirigés vers l’école. Ce qui a été une aubaine, puisqu'ils nous ont facilité la tâche pour obtenir des moyennes raisonnables, par la voie de la triche, bien sûr.

La triche

Nous préparer pour les évaluations à ‘Usinage’ auraient pu rivaliser avec les travaux pour le lancement de ChatGPT ou de l’iPhone 16. Nous faisions des réunions ou on dépensait une quantité d‘intelligence’ invraisemblable (plus que pour préparer un débat pour les élections présidentielles en France ou aux États-Unis). Nous avions des analyses si brillantes sur les sujets qui pouvaient faire l’objet d’une évaluation qu’elles auraient pu rivaliser avec les meilleures analyses de l'évolution des cours à la Bourse de New York ou Paris. Nous inventions mille stratégies pour pouvoir utiliser les antisèches sans être vus, pour les faire circuler d’entre nous, pour remplacer nos copies avec celles écrites à l'avance, pour distraire et/ou détourner l’attention du ‘professeur’ etc. Réaliser les antisèches tenait de l’artisanat et George était notre expert numéro un. Des filles rédigeaient des copies avec les sujets les plus probables de faire l'objet de l'évaluation. Et pas une fois, des ‘professeurs’ se sont retrouvés avec la moitié des copies ayant quasiment le même texte et la même écriture; heureusement qu’ils n’étaient pas très futés et gobaient nos explications tordues. Et quand toutefois, ça ne tenait pas la route, un pot-de-vin discret réglait le problème.

La ‘Pratique’

En règle générale, chaque lycée, le nôtre compris, disposait d’au moins deux ‘Ateliers’ aménagés comme la halle de production d’une usine, avec l’ensemble du matériel nécessaire. Pour que le lycée produise le nombre de pièces décidé par les hautes sphères du Parti Communiste, il était prévu un temps de deux semaines de ‘pratique’ pour quatre semaines d’école. Si la première semaine de vacances coïncidait avec la dernière semaine de ‘pratique’, celle-ci remplaçait une semaine d’école. Officiellement, des contremaîtres expérimentés et ayant beaucoup d’expertise dans l’apprentissage et l’accompagnement des jeunes ouvriers travaillaient avec les étudiants pendant les heures de ‘pratique’; en réalité, ils étaient des professionnels incapables ou mis au placard. Et Negulescu en faisait partie.

Qui était Negulescu?

Il était l'un des contremaîtres employés par notre lycée et responsable de l’Atelier numéro 1. C’est à lui que notre classe a été confiée en vue de faire de nous des ouvriers qualifiés en usinage, et il a totalement échoué. Ce n’était pas sa faute, d’autant plus qu’il était loin d’être une lumière, même parmi les professeurs de notre lycée, embauchés plutôt à coup de pistons et de pots-de-vin que pour leurs compétences. Il était petit, maigre, avec un vocabulaire limité et faisait des grimaces. S'il avait vécu au Royaume-Uni, on aurait pu croire que Rowan Atkinson avait créé Mr. Bean en s'inspirant de lui.

Le début

Negulescu a commencé par nous faire le tour de propriétaire de l’Atelier; il nous a présenté les machines-outils, les opérations qu’on effectuait et les outils, nommés ‘couteaux’, qu’elles utilisaient. Par la suite, il nous a demandé de faire le rangement de l’atelier, ce qui ne nous a pas trop dérangés; de toute façon, nous pensions faire semblant. Cependant, vers la fin du premier trimestre, les relations commençaient à se détériorer avec lui; il avait fini par nous agacer avec ses prétentions d'ordre et de propreté. Et si nos collègues essayaient bon gré mal gré de faire quelque chose de correct, nous, Angelo et George, faisions toute de travers; le résultat a été que, à la fin du trimestre, l’atelier était dans un état pire qu’au début (ha! ha!).

Récupérer les rebuts

Au deuxième trimestre, Negulescu nous a amenés dans la salle qui servait d'entrepôt pour les pièces fabriquées. Il y avait une quantité invraisemblable de pièces, toutes avec des défauts. Il a annoncé que nous devions les récupérer, c’est-à-dire les retravailler pour enlever les défauts; cela nous a laissés perplexes, nous avons d'abord cru qu'il faisait des blagues avec nous. Cependant, il ne plaisantait pas et nous avons passé les deux premières semaines à apprendre à utiliser la pierre coulissante, les jeux de limes et de marteaux. Par la suite, nous avons dû commencer à travailler sur les ‘rebuts’, selon l'expression employée par Negulescu. Il s'agissait d'un travail répétitif, fatiguant et inutile; même les plus enthousiastes et les plus ‘manuels’ d’entre nous n’arrivaient pas à réparer un seul rebut. Avec le temps, la lassitude s’est installée et nos collègues sont devenus de plus en plus mécontents. L'état d'esprit du groupe était le mieux résumé par une collègue qui a déclaré: ‘La dernière période de pratique a tué la moitié de mes neurones.’.

‘Rebuturi’ signifie ‘rebut’

Bien à savoir: le mot français ‘rebut’ est traduit en roumain par ‘rebuturi’. Cependant, en parlant de pièces défectueuses, Negulescu ne disait pas ‘rebuturi’, mais ‘rebuté’, utilisant inconsciemment le participe passé du verbe ‘rebuter’ de la langue française. En revanche, en roumain, prononcer ‘rebuté’ au lieu de ‘rebuturi’ créait l'effet d'une bonne blague et nous entraînait chaque fois dans un rire fou. Lui, qui ne comprenait pas pourquoi nous riions, nous posait la question ‘pourquoi?’ à quoi nous répondions par des explications tordues qu’il n’arrivait pas à suivre. En voyant les grimaces qu'il faisait en essayant de comprendre nos raisons, nous riions encore plus fort. Plus tard, nous avons même créé une chanson, un véritable hymne.

L’hymne

Le temps qui est passé nous a fait oublier ses paroles; aujourd’hui nous ne nous rappelons que le refrain, qui était: ‘De rebuté aux pièces nouvelles’. Je me souviens également qu’on s’était disputé au sujet du rythme musical que nous allions choisir; nous voulions un rythme rock, tandis que nos collègues préféraient la musique du groupe disco Modern Talking, très en vogue dans les années 80. Étant en majorité, ils ont gagné. Moi et George, nous avons donc dû nous résoudre à travailler en vain pour récupérer les ‘rebuté’, tout en chantant l’hymne sur cette musique indigeste (pour nous); jusqu’au moment de l’ ‘Idée’.

Aplatir au lieu d’aplanir les pièces

Bien à savoir: les pièces à travailler avaient la forme de la lettre H et présentaient les défauts suivants: les deux lignes parallèles étaient légèrement plus longues et incurvées vers l'extérieur. Il fallait donc retirer ce qui dépassait en longueur et aplanir la partie incurvée. Pour la première opération, les garçons utilisaient un jeu de limes et c’était leur travail; pour la deuxième, les filles s’en chargeaient, car il était nécessaire de frapper doucement pour aplanir la pièce, plutôt fragile. Mais, à un certain moment, Cristina a eu marre de frapper incessamment avec le marteau et a demandé de l’aide à son ami, Bălăşescu (qu’on surnommait ‘Bălă’); en quelques coups de marteau, il a aplati complètement la pièce, sans même vouloir le faire exprès. Nous ne nous rappelons plus qui a eu l’idée de faire de même avec toutes les autres. En revanche, nous nous rappelons l'enthousiasme que nous avons ressenti et la suite: organiser des concours pour les aplatir toutes à coup de marteau.


Le concours

Il y avait plusieurs équipes, chacune composée de deux garçons : l'un pour tenir la pièce avec l'aide d’une pince, l'autre pour la frappe avec le marteau. Le but était de produire le plus possible de pièces extra-plates en un temps limité (quelques minutes). Le prix ? Probablement l’admiration des filles. Hélas, très vite, il est apparu que l’équipe ‘Bălă – Iulian’, les plus grands et forts de notre classe, gagnait contre tous les autres. D’où notre idée, à George et moi, de tricher, un tout petit peu, bien sûr. Nous avons donc proposé de remplacer le chronomètre par un chant, notre hymne. En d'autres termes, la durée de l’épreuve serait égale à la durée de celui-ci. Nous avons bien essayé de tricher en chantant plus lentement que les autres, mais sans plus de succès, car l’équipe Bălă – Iulian a fait de même et ils ont encore une fois gagné! Mais à la fin nous étions tous gagnants !


Mise en colle

Lorsque Negulescu a compris ce que nous avions fait, il a piqué une crise de nerfs et a refusé d'avoir encore affaire à nous. Il n’y avait en effet pas d’autre contremaître disponible pour nous prendre en charge pour les dernières semaines de ‘pratique’. La direction du lycée nous a donc mis en colle jusqu'à la fin de l'année. Cependant, le professeur censé nous surveiller devait aussi assurer ses heures; de ce fait, nous étions pratiquement laissés seuls. Conséquence: chaque jour, après avoir vérifié notre présence, il partait vers ses classes et nous partions aussi. C’était le mois de juin, il faisait beau à l'extérieur et nous avions envie de nous balader dans les parcs, d’aller au cinéma ou de jouer des matchs de foot. Et nous n’étions pas les seuls gagnants; il y avait aussi les autres: ceux qui nous ont suivis et n’ont pas eu à travailler pour récupérer les ‘rebuté’. Ils n'y aura eu aucune pièce suite à nos ‘concours’.


Les revenants

À la fin de la première année de lycée, Negulescu avait fermement cru qu’il ne se retrouverait jamais avec nous dans son atelier. Hélas, son collègue a su obtenir, en échange d'un pot-de-vin conséquent, qu’il ne travaille pas avec la ‘classe problème’ du lycée. Et c'est ainsi que, au début de la deuxième année de lycée, Negulescu se retrouvait avec nous dans son atelier, avec la ‘mission noble de nous transformer en dignes experts en usinage, capables de réaliser des pièces parfaites pour la mère patrie’ (extrait d'un discours du Camarade Dictateur Ceaușescu). Choqué, médusé, il nous regardait comme si nous avions été des morts-vivants; et, correctement habillés en salopette, nous sommes entrés dans son atelier en nous déclarant ironiquement prêts à apprendre l’usinage. Cependant, sa première action fut de nous envoyer balayer la rue devant le lycée et ses alentours (une histoire à raconter prochainement dans l’article ‘La pratique agricole’). Nous avons commenté, amusés, qu'il espérait nous coller à la balaye pour toujours afin d’éviter que nous apprenions à travailler avec les machines-outils. Mais il a dû y renoncer, trop rapidement selon lui, qui espérait probablement nous voir balayer jusqu’à Noël. Il a donc commencé à nous faire travailler même si nous n'avions pas d'équipement de protection adéquat.


Des apprentis

Faire de l'usinage sur des machines-outils était un travail difficile, répétitif, fatigant, et demandait une certaine dextérité. Il était également dangereux et nous n’étions pas du tout protégés. Dans la Roumanie du Camarade Ceaușescu, il y avait une pénurie généralisée de tous les produits, y compris des équipements de protection. Les accidents pouvaient survenir à tout moment, comme cela avait déjà été le cas par le passé. Mais tout le monde, sauf la famille bien sûr, s’en fichait éperdument. C’était la production, le nombre de pièces, qui intéressaient les autorités, la direction du lycée comprise, pas notre sécurité ; d’autant que, aux yeux du Parti Communiste et du Camarade Dictateur Ceauşescu, nous n’étions que des apprentis facilement remplaçables. Heureusement qu'il n'y a pas eu d'accidents dans notre classe; cela a peut-être été dû au bruit du ...‘metal’.


Metal et...’metal’

Nous, moi et George, avions commencé à écouter de la musique rock au début du lycée. Tout est parti de notre désir de nous opposer au Parti Communiste à notre manière. Du désir d'être différents, d'être des rebelles. Nous ne voulons pas dire que nous étions des dissidents, parce que ce n'était pas possible à l'époque. C'était juste notre façon de nous protéger contre les assauts de la propagande, de vivre dans un monde imaginaire mais libre. Et notre collègue Cristin, qui est devenue plus tard l'un des DJ les plus célèbres de Roumanie, nous a aidés de manière décisive; Il nous a fait écouter notre première vraie chanson rock en nous présentant ‘The Final Countdown’ - Europe. En deuxième année du lycée, nous sommes passés au ‘heavy metal’, avec Iron Maiden, Manowar, Judas Priest, Slayer; plus tard, Metallica. Pour nous, le bruit produit par une machine-outil était semblable aux riffs de guitare. Bon, ce n’était pas l’opinion de nos collègues, mais qu’est-ce qu’ils savaient, eux? À nos yeux, il était évident qu'ils n'avaient pas l'oreille musicale nécessaire pour comprendre la beauté de notre musique. Bref, c’est probablement l’explication pour laquelle nous travaillions dur sur nos machines, pendant qu’ils faisaient semblant. Ce n'était pas qu’une différence aurait pu être s’ils avaient travaillé plus sérieusement; de toute façon, nous ne produisions pas que des ‘rebuté’. Jusqu’au jour où nous sommes passés aux ‘solos de guitare’.


Du ‘couteau’ au Jason Newsted

Un jour, nous (moi ou George, nous ne nous rappelons plus qui précisément) avons réussi à briser un ‘couteau’, même s'il était fabriqué dans un alliage de métaux beaucoup plus dur que celui que nous devions travailler. Nous avons trouvé que le son ressemblait à celui d'un solo de guitare électrique et nous avons déterminé que c’est Jason Newsted, le nouveau bassiste du groupe Metallica, qui aurait pu le produire. Nos collègues étaient convaincus qu’il n’était qu’un son de métal cassé, sans aucune signification. Qu’est-ce qu’ils savaient, eux, de la bonne musique ? Ils raffolaient de la musique ‘disco’. En revanche, nous étions tous d'accord sur la marche à suivre: casser plus de ‘couteaux’ pour ne plus pouvoir travailler sur ces ‘machines infernales’ (le surnom donné par une collègue aux machines-outils). Nous avons toutefois dû ‘manœuvrer’ Negulescu pour atteindre ce but.


Divide et impera

Nous allions être rusés pour l'empêcher de constater trop vite que les ‘couteaux’ commençaient à disparaître par notre faute. Profitant du conflit qui l'opposait à son collègue, le contremaître de l’autre atelier du lycée, nous l’avions informé de nos soupçons: que celui-ci lui volait des outils lorsqu'il sortait avec nous pendant la pause. Et pour rendre les choses plus convaincantes, nous avions caché d'autres outils afin qu'ils aussi manquent à l'inventaire. Par la suite, Negulescu passa le temps de pause dans son atelier à le surveiller; et sortait pour diverses nécessités pendant les heures de cours. Le mieux était quand il sortait pour boire en cachette (étant un grand amateur de l’eau-de-vie qu’une collègue, Delia, lui fournissait régulièrement pour ignorer ses absences); il passait alors beaucoup de temps en dehors de l'atelier. Cela nous laissait le champ libre pour tester diverses méthodes de casse des ‘couteaux’. Ce n’était pas une chose facile et nous avons dû utiliser à la fois nos muscles et nos cerveaux. Negulescu allait finir par découvrir la vérité un jour, mais auparavant, nous avons réussi à mettre hors service quelques machines-outils également.


Machines hors service

Bien à savoir: la machine-outil possède un système à trois mâchoires qui se referme sur le couteau et le maintien fermement en place pendant que la barre de métal est transformée en une pièce spécifique. Elles sont devenues notre cible quand il ne restait plus que très peu de couteaux à casser. Tout a été réalisé avec l’aide et la coopération, plutôt enthousiaste, de nos collègues; certains s'employaient à détourner l'attention du Negulescu, comme Delia avec sa ‘potion’. D'autres réfléchissaient aux moyens de casser les mâchoires, le maillon faible de ces machines-là; et bien sûr, le reste travaillait sans relâche à nos côtés pour atteindre notre but: les rendre inutilisables. Tout en gardant l’apparence que c’était à cause d’un manque de savoir-faire.

L’excuse

Évidemment, une fois que Negulescu a découvert que des machines étaient hors service, ce fut un grand scandale. Et bien sûr, George et moi avons été désignés comme les coupables aussitôt. En notre défense, j’ai fermement nié toute faute de notre part, clamant que c’était Negulescu le fautif, parce qu’il nous avait obligés à travailler même si nous n’avions pas acquis les compétences nécessaires. Faute de pouvoir prouver le contraire, aucune sanction spécifique n'a pas été prise contre nous; de toute façon, nous étions déjà sous le coup d’une sanction très graves appliquée pour notre conduite de la manifestation de 1er Mai (lisez ‘Grand évasion’ sur notre blog). Bien sûr, on aurait pu nous obliger à dédommager le lycée; pour faire quoi avec l’argent ? Dans la Roumanie du Camarade Dictateur Ceaușescu, les gens avaient beaucoup d'argent. Hélas, ils ne pouvaient pas le dépenser, faute de produits à acheter. Par exemple, pour remplacer les machines-outils qui avaient été cassées, notre lycée s’est inscrit sur une liste qui allait jusqu’à l’année 2001 (ou quelque chose de similaire). Ainsi, avec nos modestes moyens, nous avons également contribué à saboter l'économie communiste! Quant à la ‘pratique’ pendant la troisième année de lycée, notre classe a donc dû être dirigée vers un autre atelier.


L’Atelier caché’

Dans les faits, notre lycée possédait un troisième atelier situé dans un bâtiment loué à un collège quelques kilomètres plus loin. Nous l’avons surnommé l’Atelier caché’ car la direction seule était au courant de son existence. Une fois sur place, nous avons compris pourquoi grâce aux explications fournies par ceux qui y travaillaient. Ils étaient chargés de réaliser le nombre de pièces que les élèves du lycée auraient dû réaliser chaque année, comme le demandait le Parti Communiste. Grâce à cette supercherie, notre lycée pouvait afficher le fait qu'il avait accompli cette mission (ce que, en règle générale, aucun autre établissement scolaire n'y parvenait).

Flaubert et l'échec du communisme

Deux contremaîtres spécialisés dans l'usinage y travaillaient. Un se voulait être un ‘intellectuel‘ et lisait des œuvres littéraires de classiques français, comme Flaubert; une tâche qui s'avérait ardue pour lui. Il suivait le texte du doigt et à côté se trouvait un dictionnaire explicatif qu’il consultait souvent pour trouver le sens de tel ou tel mot. L’autre était une encyclopédie sportive ambulante, ayant de très vastes connaissances de beaucoup de sports. Bien sûr, ils savaient parfaitement ce que nous avions fait auparavant; d’autant que nous y avions été envoyés dans l’espoir que ce duo allait nous apprendre à être ‘responsable’ (ha! ha!) et faire de l‘usinage’. Ils avaient en effet la réputation d'être ‘durs à cuire’. Cependant, ils étaient assez malins pour comprendre de quel bois nous nous chauffions. Ils nous ont donc annoncé, dès la première heure, que nous ne ferions rien dans leur atelier; car ils allaient s’en charger eux-mêmes de tout: réaliser les pièces à notre place et rédiger la paperasse attestant que nous avions acquis toutes les compétences requises. En y réfléchissant aujourd’hui, tant d'années après les événements, nous pouvons dire que c'est pour cette raison que le communisme a échoué. En effet, il s'agissait d'un système basé sur la propagande et la manipulation, sur les mensonges et l'absence de récompenses réelles; un système qui nous a appris à devenir des caméléons, à nous adapter à n'importe quelle situation, précisément pour survivre.


Les cahiers ‘oracle’

Mais nous avions fait beaucoup d’autres activités aussi, comme l’écriture. Quasiment chacun détenait un cahier nommé ‘oracle’ dans lequel les autres étaient invités à écrire ce qu’ils pensaient de l'amitié, de l'amour, de leur métier futur, et de mille autres sujets. Nous avons également fait de la lecture; j’écrivais moi-même un roman d’anticipation, Le Vautour, qui connaissait un grand succès auprès de mes collègues. Chaque jour, ils lisaient les dernières pages que j’avais écrites. Mais bien sûr, nous avions aussi fait beaucoup de sport: du foot, du ping-pong, des échecs; et de la marche à pied, car deux parcs se trouvaient à proximité. Idéal pour se balader, et encore plus pour ceux qui étaient en couple. Et de l’escalade aussi.


Foot et escalade

Notre atelier était mieux protégé que Fort Knox ou la Banque de France: une porte en métal et une grille solide devant les fenêtres. Les filles ont eu l’idée de grimper sur celle-ci pendant que les contremaîtres jouaient au foot avec les garçons. D'autres garçons les ont rejointes, bien sûr. Et de belles séances d’escalade en ont suivi. Jusqu’au moment où la grille est tombée, heureusement sans que personne ne soit blessé. On l'a remise en place et coincée au mur avec des lierres. De loin, tout semble comme avant; de plus près, un peu moins. Mais, comme c’était quasiment à la fin de l’année, personne n’a remarqué que ce n'était que du feu. Il nous reste de celle-ci un beau souvenir, et un autre est lié aux ‘sautes’.

Les ‘sautes’

Dès les premiers jours, il était évident que le programme de 6 à 7 heures en atelier par jour ne pouvait être respecté ni par nous qui, au bout d'un certain temps, commencions à nous ennuyer ni par les contremaîtres qui avaient du travail à faire. Ils nous permettaient donc de partir ‘en cachette’ après 3 ou 4 heures passées en atelier. Ne pouvant pas sortir par l’entrée, nous devions utiliser une sortie de fortune: sauter par-dessus le mur qui clôturait l'enceinte de l’établissement, là où un pan avait été enlevé auparavant et où une petite butte avait été placée pour faciliter le saut. Cependant, de l’autre côté, l’atterrissage devait se faire à partir de plus d'un mètre de hauteur. Il fallait donc faire preuve d'une grande attention pour éviter toute blessure. Cela faisait le plaisir des garçons, car parfois, des filles demandaient à être réceptionnées dans leurs bras à l’atterrissage. Mais en partant, nous avions scrupuleusement respecté les ‘consignes’.

Quelles ‘consignes’?

Le premier: ne pas parler de ce que nous faisions réellement ici. Le deuxième: ne pas aller dans les environs du lycée, pour éviter que l'on nous voie quand nous étions censés travailler d'arrache-pied dans l’atelier. À la fin de la troisième année, la direction du lycée était donc fermement convaincue que nous étions enfin entrés dans le moule. Nous rectifions cette erreur par la suite, durant notre dernière année, lorsque la ‘pratique’ allait se faire dans l’usine où les étudiants seraient amenés à travailler à la fin de leurs études. Et tout a commencé dès le premier jour, quand nous avons rencontré le ‘patron’.


Le ‘vrai patron’

Il était grand, avait un ventre en forme de bidon, et portait un costume-cravate assorti de lunettes de soleil noires. Très sûr de lui, il nous regardait comme si nous étions moins que la terre qu’il marchait dessus. Nous nous retrouvâmes avec lui dans la cour de l’usine; il était censé nous la faire visiter et nous indiquer où nous allions travailler. En réalité, il était venu pour nous parler de lui, en se vantant d'être le chef de l'Organisation du Parti communiste de l'usine, ce qui faisait de lui le ‘vrai patron’. Il a ensuite continué à nous parler des avantages d'une relation ‘privilégiée’ avec lui, tout en reluquant sans vergogne la poitrine et les jambes des filles. Quand il a voulu toucher une collègue, nous nous sommes interposés d'une manière menaçante, lui signifiant ‘Dégage’. À son air outré et à ses regards menaçants, nous avons répondu en durcissant notre attitude; après avoir parcouru le Massif Retezat avec ses difficultés et dangers cet été (lisez ‘Retezat 1988 Quand toute a commencé’), quelqu’un comme lui n’était que menu fretin à nos yeux. Le gars a très vite compris et il est parti en quatrième vitesse en nous disant qu’un contremaître allait s’occuper de nous.


Le contremaître

La quarantaine passée, petit et trapu, l’air d’un lutteur, il semblait constamment à la recherche d'une personne sur laquelle asseoir son autorité; et nous étions la cible idéale à ses yeux. Il nous a présenté à la va-vite nos postes de travail, les outils, les pièces à réaliser et et l'endroit où prendre le nécessaire pour travailler. Par la suite, il nous a adressé un long discours décousu dans lequel il parlait des attentes du Parti Communiste et du Camarade Ceausescu… bla, bla, bla. Évidemment, nous avons décroché dans la seconde. Finalement, voyant qu'il parlait en vain, il a commencé à nous crier dessus. Au moment où il a dit que si nous faisions quelque chose de travers, il allait nous ‘régler les comptes’ en brandissant le poing en l'air, c'est le choc: le duo Bălă-Iulian, chacun légèrement plus grand qu'un frigo, vient devant lui pour l'informer de leur disponibilité pour une ‘action immédiate’. Le gars les regarde, ahuri, et après nous observe aussi, moi et George, en s’approchant à pas vifs tout en grognant qu'ils nous avaient ‘volé la vedette’. Il s'est rapidement remis de ses émotions et a fait ce qu'il y avait de plus intelligent: se carapater. Il nous a annoncé sur le seuil de la porte qu'il reviendrait plus tard pour évaluer notre travail. La catastrophe, en fait.


Encore une fois, la performance au superlatif!

Personne n’est venu ni vérifier notre travail ni nous surveiller pendant le reste de la semaine. Pendant laquelle nous avons réalisé un travail d’une qualité exceptionnelle, similaire à celui que nous avions fait pendant notre deuxième année de lycée: de nombreux outils cassés, quelques machines-outils mises hors service, et une énorme quantité de pièces qui n’étaient bonnes que pour la déchetterie. Horrifiée par notre ‘performance’, la direction de l’usine a décidé de nous parquer pour le reste de l’année dans une salle, avec pour instructions de ne pas sortir de là avant la fin du programme; et, encore plus impérativement, de ne pas mettre ne serait-ce qu’un orteil dans l’usine. Nous les avons respectées seulement pendant quelques dizaines de minutes avant de partir à la recherche d'autres cieux plus ensoleillés (des parcs, un cinématographe etc.). Ce fut ainsi notre programme pour le reste de l’année: arriver à l’heure, faire notre présence et partir dans les minutes qui suivront. Avec l’accord tacite de la direction, trop heureuse de ne pas nous avoir dans les pattes de ses ouvriers.


Le Sempai

Mais nous étions curieux de savoir de quoi il s'agissait quand on parlait de travail à l'usine. Faisant fi des consignes, nous sommes donc allés nous promener dans les halles de production et parler avec les ouvriers. Un jour, nous avons rencontré notre Sempai (l'adjoint de Sensei, notre instructeur d'arts martiaux). Par la suite, à chaque fois que nous avions ‘pratique’, nous allions parler avec lui; il nous disait des arts martiaux, de ses fondamentaux, ses procédés et techniques spécifiques. Il nous parlait également de ses valeurs, à l'opposé de celles prônées par le Parti Communiste; ce qui explique pourquoi la pratique des arts martiaux était interdite (et pour une bonne raison, car la Révolution qui a fait chuter le communisme en décembre 1989 avait dans ses premiers rangs des pratiquants d'arts martiaux et des fans de ‘metal musique’) . Mieux encore pour nous, le Sempai était également contremaître; et il nous aidait à réussir l'examen pratique’.


Examen pratique

Bien à savoir: le Camarade Dictateur Ceausescu et le Parti communiste ne voulaient pas des ‘intellectuels’, mais des gens simples, plus faciles à satisfaire et contrôler. Même d'un lycée comme le nôtre, peut-être le meilleur du pays, la plupart des élèves devraient aller en usine, et non à l'université. Une partie importante de la notation du baccalauréat était donc réservée à une ‘épreuve pratique’: la présentation d'une pièce et l’explication de la manière dont nous l’avions réalisée. Et à l’énorme surprise de la direction du lycée, c’était moi et George qui avions obtenu la meilleure notation. En effet, nos pièces avaient été réalisées par Sempai, bien sûr; et nous avions fourni les explications les plus claires et professionnelles (merci Sempai de nous avoir obligés à apprendre par cœur tout ce qu’il fallait).


Histoire du Negulescu

Bien à savoir: il s’agit d’une histoire racontée par les contremaîtres de l’Atelier ‘caché’. Nous ne savons pas si les événements décrits se sont réellement produits avec Negulescu ou pas. Mais des abus pareils ont été légion quand le Parti communiste a eu le pouvoir en Roumanie; et encore plus sous le règne du Camarade Dictateur Ceauşescu. Par conséquent, même si Negulescu n’avait pas subi de tels abus, il y avait pléthore d’autres exemples. Il y a eu une fois un étudiant brillant, mais à qui on a refusé le titre de major de sa promotion pour des raisons raciales, car il était ‘tsigane’. Cette minorité était extrêmement marginalisée dans la Roumanie de l'époque par des Communistes montrant un racisme qui allait beaucoup au-delà de pires exemples actuels. À la fin de ses études, il est reparti travailler dans un poste en deçà de ses compétences dans une entreprise obscure. Il est parvenu, en temps, à se hisser à la position de directeur général d’une grande usine de la capitale du pays, grâce à ses compétences et à ses capacités. Hélas, un jour, Ioan Dincă, surnommé ‘Dieu’ et l'un des plus proches collaborateurs de Ceaușescu, est tombé sur lui. Au bord de la crise de nerfs, il a aussitôt ordonné qu'il soit dépouillé de ses vêtements et habillé avec une tenue de travail, avant d'être affecté au poste le moins important de l'usine. Bien sûr, l’ordre a été immédiatement exécuté par ses gardes du corps qui ont ajouté un passage à tabac de leur propre gré. Par la suite, Negulescu avait souffert d’un choc si fort qu’il a dû être hospitalisé dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs mois avant d’avoir réussi à retrouver une partie de ses esprits. Ses amis et anciens collaborateurs lui ont trouvé un poste de contremaître dans un lycée par respect pour ce qu'il avait été auparavant.


Épilogue

Évidemment, le processus qui visait à faire de nous des ouvriers hautement qualifiés en usinage a lamentablement échoué, tant pour nous que pour nos collègues. Cependant, nous avons acquis d'autres ‘compétences’ insoupçonnées, qui étaient en totale opposition à celles qu’il nous fallait d’après ceux qui avaient décidé ce cursus. Mais celles-ci nous ont été très utiles et nous ont beaucoup aidés dans nos futures vies professionnelles. Celles-ci nous ont d'ailleurs très bien réussi, avec de belles carrières et de grandes réussites à la clé. D'où un grand ‘Merci’ à tous, Negulescu et les professeurs d'Usinage en tête (ha! ha!).

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