TRAVAUX SCOLAIRE POUR RIEN
- angelogeorge988
- 4 oct. 2024
- 19 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 sept.
Il s'agit d'une histoire d'esclavage moderne associée au travail forcé des enfants. Cette pratique est courante dans les pays communistes d'aujourd'hui, comme ce fut le cas en Roumanie sous le régime du camarade dictateur Ceaușescu. Entre 1985 et 1989, pendant nos années de lycée, George et moi l'avons vécue pleinement dans notre chair et dans nos os, tout en nous y opposant farouchement. Voici notre histoire.

Les stages professionnels et les travaux pratiques
Dans les pays démocratiques, ils permettent aux enfants d'acquérir les connaissances nécessaires pour choisir une orientation professionnelle et apprendre un métier. Dans les pays communistes, les enfants devaient travailler comme n'importe quel ouvrier, mais sans être rémunérés! C'était notamment le cas en Roumanie sous le régime du dictateur Ceaușescu. Des quotas de production industrielle étaient systématiquement prévus, que les lycéens devaient obligatoirement réaliser pendant les heures dédiées à cette activité, officiellement appelée «Pratique industrielle» (ou communément «Pratique»). En plus de cette activité, les enfants devaient également réaliser des travaux dans l'agriculture et la construction, officiellement nommés «Pratique agricole» (à voir «Travaux agricole pour …rien» sur le blog).

La partie théorique
Pendant toutes les années du lycée, nous avons étudié la matière «Usinage»: les processus et les procédés techniques, les outils, etc. Le nombre d'heures consacré à cette matière était l'un des plus élevés. La moyenne générale était l'un des critères déterminant l'affectation des élèves dans le monde du travail à la fin de leurs études (c'était l'État, et plus précisément le Parti communiste, qui la décidait, et non les entreprises ou les personnes concernées). En règle générale, un très bon résultat assurait une affectation dans une entreprise prestigieuse. Les enseignants n'étaient pas de vrais professeurs, mais des ingénieurs ou des contremaîtres. Ils étaient si incompétents qu'ils avaient été dirigés vers l'école plutôt que vers l'usine. Ce qui a été une aubaine, car ils nous ont facilité la tâche pour obtenir des moyennes raisonnables, en trichant sans vergogne, bien sûr.

La triche
Notre préparation aux évaluations d'« Usinage » aurait pu rivaliser avec les travaux de lancement d'une nouvelle version de ChatGPT ou de l'iPhone. Nous organisions des réunions où nous déployions une intelligence invraisemblable (plus que pour préparer un débat lors des élections présidentielles en France ou aux États-Unis). Nous menions des analyses si brillantes sur les sujets susceptibles d'être évalués qu'elles auraient pu rivaliser avec les meilleures analyses de l'évolution des cours à la Bourse de New York ou de Paris. Nous inventons mille stratégies pour utiliser les antisèches et les faire circuler entre nous. La fabrication des antisèches tenait de l’artisanat, et George était notre expert numéro un. Nous avions également des copies préparées à l'avance avec les sujets les plus susceptibles de faire l'objet d'une évaluation. Des stratégies complexes étaient mises en place pour distraire et/ou détourner l’attention du «professeur» afin que nous puissions utiliser les antisèches et échanger nos copies. Plusieurs fois, les «professeurs» se sont retrouvés avec la moitié des copies ayant quasiment le même texte et la même écriture. Heureusement, ils n'étaient pas très futés et avalaient nos explications tordues. Et quand cela ne tenait pas la route, un pot-de-vin discret réglait le problème.

La «Pratique»
En règle générale, chaque lycée, le nôtre compris, disposait d'au moins deux ateliers aménagés comme la halle de production d'une usine, avec tout le matériel nécessaire. Pour que le lycée produise le nombre de pièces décidé par les hautes sphères du Parti communiste, deux semaines de «pratique» étaient prévues pour quatre semaines d'école. Si la première semaine de vacances coïncidait avec la dernière semaine de pratique, cette dernière remplaçait une semaine d'école. Officiellement, des contremaîtres expérimentés et experts dans l'apprentissage et l'accompagnement des jeunes ouvriers travaillaient avec les élèves dans ces ateliers. Dans les faits, il s'agissait de professionnels incompétents ou mis au placard. Et Negulescu en faisait partie.

Qui était Negulescu?
Il était l'un des contremaîtres de notre lycée et responsable de l’Atelier numéro 1. C'est à lui que notre classe a été confiée afin de faire de nous des ouvriers qualifiés en usinage, mais il a totalement échoué. Ce n’était pas sa faute, d’autant qu’il était loin d’être une lumière, même parmi les professeurs de notre lycée, embauchés davantage pour leurs relations que pour leurs compétences. Il était petit, maigre, avait un vocabulaire limité et faisait souvent la grimace. S'il avait vécu au Royaume-Uni, on aurait pu croire que Rowan Atkinson avait créé M. Bean en s'inspirant de lui.

Le début
Il nous a d'abord fait faire le tour de l’atelier et nous a présenté les machines-outils, les opérations qu’elles effectuaient et les outils utilisés, appelés «couteaux». Il nous a ensuite donné pour consigne, pour le premier trimestre, de ranger l’atelier. Cela ne nous a pas dérangés, car nous avions l'intention de faire semblant. Cependant, vers la fin du premier trimestre, les relations avec lui ont commencé à se détériorer: ses prétentions en matière d'ordre et de propreté devenaient de plus en plus exaspérantes. Sans trop de conviction, nos collègues avaient pourtant essayé de faire un minimum syndical. Comme nous, Angelo et George, avons tout fait de travers, à la fin du trimestre, l’atelier était dans un état pire qu’au début (ha ! ha !).

Récupérer les «rebuté»
Au deuxième trimestre, Negulescu nous a emmenés dans la salle qui servait d'entrepôt pour les pièces fabriquées. Il y avait une quantité invraisemblable de pièces, toutes défectueuses. Il nous a annoncé que nous devions les récupérer, c’est-à-dire les retravailler pour éliminer les défauts. Nous étions perplexes et avons d'abord cru qu'il plaisantait. Cependant, il était sérieux, et nous avons donc passé les deux premières semaines à apprendre à utiliser la pierre coulissante, les jeux de limes et de marteaux. Puis, nous avons dû travailler sur les « rebutes », selon le terme employé par Negulescu. Il s'agissait d'un travail répétitif, fatigant et inutile: même les plus enthousiastes et les plus «manuels» d'entre nous ont échoué à réparer ne serait-ce qu'un seul rebut. Avec le temps, la lassitude s'est installée et nos collègues sont devenus de plus en plus mécontents. L'état d'esprit a été le mieux résumé par une collègue: «La dernière période de pratique m'a tué la moitié des neurones.»

«De rebuté aux pièces nouvelles»
À savoir: le mot français «rebuts» est traduit en roumain par «rebuturi». Cependant, en parlant de pièces défectueuses, Negulescu ne disait pas «rebuturi», mais «rebuté», utilisant inconsciemment le participe passé du verbe «rebuter». Évidemment, le mot «rebuté» n'avait aucun sens en roumain, mais il créait l'effet d'une bonne blague et nous entraînait dans un fou rire. Lui qui ne comprenait pas pourquoi nous riions, nous demandait: «Pourquoi?» Et nous lui donnions des explications tellement tordues qu’il n’arrivait pas à suivre. En voyant les grimaces qu'il faisait pour comprendre nos réponses, nous riions encore plus fort. Plus tard, nous avons même créé une chanson, un véritable hymne, avec «rebuté». Le temps nous a fait oublier ses paroles et aujourd’hui, nous ne nous rappelons plus que du refrain: «De rebuté aux pièces nouvelles.» Je me souviens toutefois qu’une dispute avait éclaté au sujet du rythme: George et moi voulions un rythme rock, tandis que nos collègues préféraient la musique du groupe disco Modern Talking, très en vogue à l'époque. Étant en majorité, ils ont gagné. Nous avons donc dû nous résoudre à travailler en vain pour récupérer des «rebuté», tout en chantant l’hymne sur cette musique indigeste pour nous. Mais c'est peut-être pour cette raison que l'«Idée» nous est venue.

Aplatir au lieu d'aplanir
À savoir: les pièces à travailler avaient la forme de la lettre H et présentaient deux défauts: les lignes parallèles étaient légèrement plus longues et incurvées vers l'extérieur. Il fallait donc retirer la partie qui dépassait en longueur et aplanir la partie incurvée. Pour la première opération, les garçons utilisaient un jeu de limes, c'était leur travail. Pour la deuxième, c'étaient les filles qui s'en chargeaient, car il fallait frapper doucement pour aplanir la pièce, qui était fragile. À un moment donné, Cristina en a eu marre de frapper sans cesse avec le marteau et a demandé de l'aide à son ami Bălăşescu, surnommé «Bălă». Ce dernier, une force de la nature, a aplati la pièce d'un coup de marteau sans même le vouloir. Moi, Angelo (ou George, peut-être?), j’ai eu l’« idée »: qu'on fasse la même chose avec les autres. Pour pimenter les choses, nous avons même organisé un concours.

Le concours
Il y avait plusieurs équipes de deux garçons: l'un tenait la pièce à l'aide d'une pince, l'autre la frappait avec un marteau. Le but était de produire le plus de pièces extra-plates possible en un temps limité (quelques minutes). Le prix? Probablement l'admiration des filles. Malheureusement, il est vite apparu que l'équipe «Bălă – Iulian», les plus costauds de la bande, l'emportait sur tous les autres. George et moi avons donc eu l'idée de tricher; un tout petit peu, bien sûr! Nous avons donc proposé de remplacer le chronomètre par le chant de notre hymne et la durée de l'épreuve serait égale à celle du chant. On a essayé de tricher en chantant plus lentement que les autres. Sans plus de succès, car l’équipe Bălă – Iulian a fait de même. Et ils ont encore gagné!
Mise en colle
Lorsqu'il a compris ce que nous avions fait, Negulescu a pété les plombs et a refusé de continuer à travailler avec nous. Et il n'y avait pas d'autre contremaître disponible. La direction du lycée a décidé de nous mettre en colère pendant les dernières semaines de «pratique» de cette année. Ce fut une mauvaise décision: le professeur censé nous surveiller devait également assurer ses heures de cours. Il venait donc vérifier notre présence dans la salle de colle, puis il partait vers ses classes. Une fois qu'il était sorti de la salle, nous partions aussi. En juin, il faisait beau dehors et nous avions envie de nous balader dans les parcs, d'aller au cinéma ou de jouer au foot. Nous étions donc des gagnants. Et avec nous, il y avait les autres, ceux qui devaient faire de la «pratique» les années suivantes. Eux n'avaient plus besoin de travailler pour récupérer les «rebuté»: il ne restait plus rien après notre passage, à cause de nos «concours» !
Les revenants
À la fin de la première année de lycée, Negulescu était convaincu qu'il ne nous retrouverait jamais dans son atelier. Manque de bol, son collègue avait obtenu de ne pas travailler avec la «classe problème» du lycée, en échange d'un pot-de-vin conséquent donné au proviseur. Et c'est ainsi que, au début de la deuxième année, Negulescu se retrouva avec nous dans son atelier, avec la «noble mission de nous transformer en dignes experts en usinage, capables de réaliser des pièces parfaites pour la mère patrie» (extrait d'un discours du camarade dictateur Ceaușescu). Choqué et médusé, il nous regardait comme si nous étions des morts-vivants, tandis que nous entrions dans son atelier en déclarant ironiquement que nous étions prêts à apprendre l'Usinage. Pour s'échapper, il nous donna pour consigne de balayer la cour du lycée. Nous avons plaisanté en disant qu'il espérait nous occuper avec la balaye jusqu'à Noël. Il a bien sûr vite renoncé à son plan et s'est résigné à nous apprendre à utiliser les machines-outils: la production demandée par le Parti ne pouvait pas se faire toute seule.
Des apprentis
L'usinage sur des machines-outils était un travail difficile, répétitif et qui demandait une certaine dextérité. C'était également dangereux et nous n'étions pas du tout protégés. Dans la Roumanie de Ceaușescu, il y avait une pénurie généralisée de tous les produits, y compris des équipements de protection. Les accidents pouvaient survenir à tout moment, comme cela s'était déjà produit par le passé. Mais tout le monde s'en fichait, sauf la famille bien sûr. Ce qui intéressait les autorités, y compris la direction du lycée, c'était la production planifiée, pas notre sécurité. D’autant que, pour le Parti Communiste et le dictateur Ceaușescu, nous n’étions que des apprentis facilement remplaçables. Heureusement, il n'y a pas eu d'accidents dans notre classe, peut-être grâce à un bruit… métallique!
Du métal et... du Métal
Nous devions donc travailler le métal, alors que George et moi étions fans de… Métal. Du métal, sous-genre du rock. En effet, plusieurs mois auparavant, une rencontre inattendue nous a propulsés dans l'univers des fans de musique rock, les rockers. Puis tout s'est enchaîné très vite et, au début de la deuxième année de lycée, nous nous sommes retrouvés fans de Metallica (une histoire à découvrir dans «La liberté et la matraque: la première chronique de la génération rock» sur le blog). Pour nous, le bruit produit par une machine-outil ressemblait alors aux riffs d'une guitare électrique, plus précisément à ceux d'une basse. C'est probablement pour cette raison que nous travaillions dur sur nos machines-outils pendant que nos collègues faisaient semblant. Aucune différence, même s'ils avaient travaillé plus sérieusement: de toute façon, nous ne produisions pas que des «rebuté». Mais tout a basculé le jour où nous avons découvert les «riffs de guitare».
Du «couteau» à Jason Newsted
Un jour, l'un de nous deux est parvenu à briser un «couteau», alors qu'il était fabriqué dans un alliage de métaux beaucoup plus dur que celui dont nous devions travailler. Le son qui en a résulté était semblable à un solo de guitare électrique, un solo que seul Jason Newsted, le nouveau bassiste du groupe Metallica, aurait pu produire, selon nous. En revanche, nos collègues disaient qu'il s'agissait simplement du son d'un métal cassé, sans aucune signification. Mais qu'est-ce qu'ils savaient, eux, de la bonne musique? Ils raffolaient de la musique disco, pas de la musique métal. Une dispute verbale a éclaté, mais les deux camps sont restés campés sur leurs positions. La solution: casser plus de «couteaux» pour déterminer qui avait raison. Après réflexion, nous avons compris que cela pouvait aussi déboucher sur une autre issue: ne plus pouvoir travailler sur ces «machines infernales» (le surnom donné par une collègue aux machines-outils). Un enthousiasme général s'est alors emparé de nous: «Nous allions œuvrer». Negulescu était une condition essentielle.
Divide et impera
Nous avons rusé pour empêcher Negulescu de découvrir notre implication dans la disparition des «couteaux». Sachant qu'il était en conflit avec le contremaître de l’autre atelier du lycée, nous lui avons fait part de nos soupçons: ce dernier lui volait des outils lorsqu'il sortait pour nous surveiller pendant la pause. Pour rendre notre histoire plus convaincante, nous avions également caché d'autres outils, afin qu'ils manquent également à l'inventaire. Par la suite, Negulescu a choisi de passer sa pause dans l’atelier et de sortir pour ses besoins pendant les heures de cours. Le mieux, c'était quand il sortait pour boire en cachette (il était un grand amateur d'eau-de-vie que Delia, une collègue, lui fournissait régulièrement pour excuser ses absences). Cela nous laissait le champ libre pour tester diverses méthodes de casse des «couteaux». Ce n'était pas une chose facile et nous avons dû faire appel à la fois à nos muscles et à nos cerveaux. Tardivement, presque à la fin de l'année scolaire, Negulescu a fini par comprendre ce qui s'était réellement passé, après la découverte de plusieurs machines-outils hors service!
Machines hors service
À savoir: la machine-outil possède un système à trois mâchoires qui se referme sur le «couteau» et le maintient fermement en place pendant qu'il travaille la barre de métal afin de la transformer en une pièce spécifique. Nous avons décidé de nous attaquer aux machines-outils lorsque nous avons constaté qu'il ne restait plus que très peu de «couteaux» à casser. Ce qui a été réalisé avec l'aide et la coopération de nos collègues: certains s'employaient à détourner l'attention de Negulescu par divers moyens (à l'instar de Delia avec sa «potion»). D'autres réfléchissaient aux moyens de casser les «mâchoires», le maillon faible de ces machines. Les plus forts et les plus doués travaillaient sans relâche à nos côtés pour atteindre notre objectif: les rendre inutilisables.
L’impossibilité de remplacer les machines - outils
Évidemment, lorsque Negulescu a découvert l'ampleur des dégâts, ce fut un grand scandale. George et moi avons bien sûr été désignés comme les coupables sur-le-champ. En notre défense, j'ai fermement nié toute faute de notre part. J'ai plaidé que c'était la faute de Negulescu qui nous avait obligés à travailler sans avoir acquis les compétences nécessaires. Ne pouvant pas prouver le contraire, aucune sanction spécifique n'a été prise contre nous. De toute façon, nous étions déjà sous le coup d'une sanction très grave pour notre conduite lors de la manifestation du 1er mai (lisez «La grande évasion: 1er mai 1987» sur le blog). Nous avons bien sûr été obligés de dédommager le lycée. Dans les faits, aucun argent n'a été perçu auprès de nos parents. Cela aurait même été inutile: l'argent était partout, mais il ne pouvait être dépensé, car il n'y avait rien à acheter. Par exemple, les machines-outils destinées à remplacer celles que nous avions endommagées devaient être livrées au lycée dans dix ans (ou quelque chose du genre). Ainsi, pendant notre troisième année de lycée, notre classe a dû être dirigée vers un autre atelier.
«L’Atelier caché»
Notre lycée possédait en effet un troisième atelier, installé dans un bâtiment loué à un collège situé à quelques kilomètres. Nous l'avions surnommé «l'Atelier caché», car peu de gens connaissaient son existence. Une fois sur place, nous avons compris pourquoi: là-bas, deux contremaîtres produisaient la plupart des pièces que les élèves auraient dû réaliser. Grâce à cette supercherie, notre lycée pouvait afficher chaque année qu'il avait accompli la mission qui lui avait été confiée par le Parti communiste. Un exploit que la grande majorité des autres établissements scolaires n'arrivaient pas à réaliser.

Flaubert et l'échec du communisme
Deux contremaîtres spécialisés dans l'usinage y travaillaient. L'un se prenait pour un «intellectuel» et lisait des œuvres littéraires de classiques français, comme Flaubert; une tâche qui s'avérait ardue pour lui. Il suivait le texte du doigt et avait souvent recours à un dictionnaire explicatif pour trouver le sens de certains mots. L'autre était une encyclopédie sportive ambulante qui avait de très vastes connaissances dans de nombreux sports. Ils savaient parfaitement ce que nous avions fait auparavant. D'autant que nous y avions été envoyés dans l’espoir que ce duo nous apprendrait à être «responsables» (ha ! ha !) et à faire de l’usinage. Ils avaient en effet la réputation d'être «durs à cuire». Cependant, ils étaient assez malins pour comprendre de quel bois nous nous chauffions. Dès la première heure, ils nous ont donc annoncé que nous ne ferions rien dans leur atelier. Ils allaient tout faire par eux-mêmes: réaliser les pièces à notre place et rédiger la paperasse attestant que nous avions acquis toutes les compétences requises. En y réfléchissant aujourd’hui, des années après les faits, nous pouvons dire que c’est aussi pour cette raison que le communisme a échoué. Il s'agissait en effet d'un système basé sur la propagande, la manipulation, le mensonge et l'absence de récompenses réelles. Mais il nous a appris à devenir des caméléons et à nous adapter à n'importe quelle situation pour survivre.
Les cahiers «Oracle»
Pour passer le temps pendant les heures et les semaines de «pratique», nous faisions d’autres activités, comme écrire. Presque tout le monde détenait un cahier nommé «Oracle» dans lequel chacun était invité à écrire ce qu’il pensait de l’amitié, de l’amour, de son futur métier et de mille autres sujets. Mon roman d’anticipation «Le Vautour», commencé l’année dernière, prenait des proportions épiques. Il connaissait un grand succès auprès de mes collègues: chaque jour, ils lisaient les dernières pages que j’avais écrites. Nous faisions également beaucoup de sport : du football, du ping-pong, des échecs et de la marche à pied, car deux parcs se trouvaient à proximité. Idéal pour se balader, et encore plus pour les couples. Et de l'escalade aussi.
Football et escalade
Notre atelier était mieux protégé que Fort Knox ou la Banque de France: une porte en métal et des grilles solides devant les fenêtres. Les filles ont alors eu l'idée de grimper sur les grilles pendant que les contremaîtres jouaient au foot avec les garçons. Ceux qui étaient moins doués pour le foot les ont rejointes. De belles séances d’escalade ont suivi. Jusqu’au moment où la grille est tombée, heureusement sans faire de blessés. On l'a remise en place et on l'a fixée au mur avec des lièges. Comme c'était quasiment la fin de l'année, personne n'y a prêté attention. Nous n'avons jamais pensé à ce qui s'est produit lorsque la grille, mal installée, s'est effondrée; cela s'est certainement produit après notre départ en vacances. Nous imaginions cependant nos contremaîtres nous souhaitant tout le «bonheur» possible en utilisant un maximum de gros mots. Nous sommes sûrs qu'ils ont également adressé de pieux «vœux» à nos mères et, plus généralement, à nos familles qui avaient mis au monde de tels génies (ha! ha! ha!). Nous nous souvenons toujours avec plaisir des moments où nous grimpions sur cette grille, mais aussi de la façon dont nous escaladions une clôture pour partir.

Les «sautes»
Dès les premiers jours, il est apparu évident que le programme de six à sept heures par jour en atelier ne pourrait pas être respecté. Au bout d'un certain temps, nous nous ennuyions et les contremaîtres avaient du travail à faire. Ils nous permettaient donc de partir «en cachette» après trois ou quatre heures passées sur place. Ne pouvant pas sortir par l'entrée, nous devions utiliser une sortie de fortune: sauter par-dessus le mur qui clôturait l'enceinte de l'établissement. Un pan avait été enlevé auparavant et une petite butte avait été disposée pour faciliter le saut. Cependant, de l'autre côté, la chute se faisait d'une hauteur d'un mètre. Cela faisait le bonheur des garçons, car parfois, des filles nous demandaient de les réceptionner dans les bras à l’atterrissage.

Les «consignes»
C'est vrai que nous partions plutôt, mais en respectant scrupuleusement les «consignes» données par les contremaîtres. La première: ne pas parler de ce que nous faisions réellement là-bas. La deuxième: éviter de nous montrer dans les environs du lycée alors que nous étions censés travailler d'arrache-pied dans l’atelier. C'est pourquoi, à la fin de la troisième année, la direction du lycée était donc convaincue que nous étions prêts pour la suite: faire la «pratique» de la dernière année de lycée dans une usine prestigieuse. Là où nous pourrions être amenés à travailler à la fin de nos études. Une fois arrivés sur place, nous nous sommes empressés de montrer à quel point ils se trompaient. Et cela dès le premier jour, quand nous avons rencontré le «patron».
Le «vrai patron»
Il était grand, avait un ventre proéminent et portait un costume-cravate assorti de lunettes de soleil noires. Très sûr de lui, il nous regardait comme si nous étions moins que la terre qu’il foulait. Notre classe s'est retrouvée avec lui dans la cour de l'usine: il devait nous faire visiter les lieux et nous indiquer où nous allions travailler. En réalité, il était venu pour parler de lui, se vantant d'être le chef de l'Organisation du Parti Communiste de l'usine, ce qui, selon lui, faisait de lui le «vrai patron». Il a ensuite enchaîné sur les avantages d'une relation «privilégiée» avec lui, tout en reluquant sans vergogne la poitrine et les jambes des filles. Lorsqu'il a tenté de toucher une collègue, nous nous sommes interposés de manière menaçante en lui lançant: «Dégage!» Il a ouvert la bouche, probablement pour nous menacer, mais nous nous sommes mis en position de combat. Après avoir parcouru le massif Retezat avec ses difficultés et ses dangers l'été dernier (lisez sur le blog: «Retezat 1988, quand tout a commencé»), il n’était plus qu’un menu fretin à nos yeux. Comprenant la situation, il est parti en quatrième vitesse en nous disant qu'un contremaître allait s'occuper de nous.
Le contremaître
La quarantaine passée, petit et trapu, il ressemblait à un lutteur et semblait constamment à la recherche d'une personne sur qui asseoir son autorité. Nous étions la cible idéale à ses yeux. Il nous a brièvement présenté nos postes de travail, les outils et les pièces à réaliser. Par la suite, il nous a adressé un long discours décousu dans lequel il évoquait les attentes du Parti Communiste et du camarade Ceaușescu… bla, bla, bla. Évidemment, nous avons décroché au bout de quelques secondes. Finalement, voyant qu'il parlait dans le vide, il a commencé à nous crier dessus. À un moment, il a dit que, si nous faisions quelque chose de travers, il allait nous «régler les comptes», en brandissant le poing en l'air. Le choc: le duo Bălă-Iulian, chacun légèrement plus grand qu'un frigo, est venu devant lui pour lui signifier leur disponibilité pour une «action immédiate». Il les regarde, ahuri. Puis, il nous a observés, George et moi, en s'approchant à grands pas tout en criant à nos collègues: «Arrêtez de nous voler la vedette.» Il s'est rapidement remis de ses émotions et a fait ce qu'il y avait de plus intelligent: se carapater. Sur le seuil de la porte, il nous a annoncé qu'il reviendrait plus tard pour évaluer notre travail. La catastrophe, en fait.
Une fois encore, une performance au superlatif!
Personne n'est venu vérifier notre travail ni nous surveiller pendant le reste de la semaine. Nous avons donc réalisé un travail d'une qualité exceptionnelle, similaire à celui de notre deuxième année: de nombreux outils cassés, quelques machines-outils hors service et une énorme quantité de pièces bonnes seulement pour la déchetterie. Horrifiée par notre «performance», la direction de l’usine a décidé de nous parquer pour le reste de l’année dans une salle, avec pour instruction de ne pas en sortir avant la fin du programme. Et surtout, de ne pas mettre ne serait-ce qu’un orteil dans l’usine. Nous avons correctement respecté ces consignes: quelques minutes plus tard, nous partions à la recherche d'autres cieux plus ensoleillés (des parcs, un cinéma, etc.). Ce fut notre programme pour le reste de l'année: arriver à l'heure, faire notre présence et partir dans les minutes qui suivaient. Avec l'accord tacite de la direction, trop ravie de ne pas nous avoir dans les pattes de ses ouvriers.
Le sempai
Mais George et moi étions curieux de savoir de quoi il s'agissait quand on parlait de travail à l'usine. Nous avons donc ignoré les consignes et sommes allés nous promener dans les halles de production pour discuter avec les ouvriers. Un jour, nous avons rencontré le Sempai, l'adjoint de Sensei, notre instructeur d'Arts martiaux. Alors, à chaque fois que nous avions des heures de «pratique», nous allions donc passer du temps en sa compagnie. Il nous parlait bien sûr des Arts Martiaux, de leurs fondamentaux, de leurs procédés et techniques spécifiques, mais aussi de leurs valeurs, qui étaient à l'opposé de celles prônées par le Parti communiste. Ce qui explique pourquoi les Arts Martiaux étaient interdits en Roumanie communiste du camarade dictateur Ceaușescu. Et pour cause, les karatékas et les rockers ont été en première ligne de la Révolution de Décembre 1989. Bonus: le Sempai était également contremaître et il nous a aidés à réussir à «épreuve pratique».
Épreuve pratique
À savoir: le camarade dictateur Ceaușescu et le Parti communiste ne voulaient pas d'«intellectuels», mais d'ouvriers, plus faciles à satisfaire et à contrôler. Même dans un lycée comme le nôtre, qui était peut-être le meilleur du pays, la plupart des élèves devaient aller en usine plutôt qu'à l'université. Une partie importante de la note du Baccalauréat était donc réservée à une «épreuve pratique»: la présentation d'une pièce d'usinage et l'explication de la manière dont elle avait été réalisée. À la grande surprise de la direction du lycée, c'est George et moi qui avons obtenu la meilleure note. Car nos pièces avaient été réalisées par Sempai, bien sûr. Il nous a également fourni les explications les plus claires et professionnelles, tout en nous obligeant à les apprendre par cœur.
Épilogue
Évidemment, le processus visant à faire de nous des ouvriers hautement qualifiés en usinage a lamentablement échoué, tant pour nous que pour nos collègues. Cependant, nous avons acquis d'autres compétences insoupçonnées, totalement opposées à celles que l'on attendait de nous. Dans les faits, ces compétences nous ont toutefois été très utiles et nous ont beaucoup aidés dans notre vie d'adulte: carrières et réussites professionnelles brillantes ont été au rendez-vous. D'où un grand «Merci» à tous, Negulescu et les «professeurs» d'usinage en tête (ha!, ha!).
Annexe
L'histoire du Negulescu
À savoir: il s'agit d'une histoire racontée par les contremaîtres de «l'Atelier caché». Nous ne savons pas si les événements décrits se sont réellement produits avec Negulescu. Mais des abus pareils ont été légion lorsque le Parti communiste a été au pouvoir en Roumanie, et encore plus sous le règne du camarade dictateur Ceaușescu. Par conséquent, même si Negulescu n’avait pas subi de tels abus, il y avait pléthore d’autres exemples. Il y a eu un jour un étudiant brillant à qui l'on a refusé le titre de major de promotion pour des raisons raciales, car il était «tsigane». Cette minorité était extrêmement marginalisée dans la Roumanie de l'époque par des communistes qui manifestaient un racisme bien pire que celui que l'on observe actuellement. À la fin de ses études, il a trouvé un emploi en deçà de ses compétences dans une entreprise obscure. Grâce à ses compétences et à ses capacités, il a fini par se hisser à la position de directeur général d’une grande usine de la capitale du pays. Malheureusement, un jour, Ioan Dincă, surnommé «Dieu» et l'un des plus proches collaborateurs de Ceaușescu, l'a découvert. Au bord de la crise de nerfs, il a aussitôt ordonné qu'il soit dépouillé de ses vêtements et qu'on l'habille avec une tenue de travail, avant de l'affecter au poste le moins important de l'usine. L'ordre a bien sûr été immédiatement exécuté par ses gardes du corps, qui ont ajouté un passage à tabac de leur propre gré. Par la suite, Negulescu a subi un choc si violent qu'il a dû être hospitalisé dans un hôpital psychiatrique pendant plusieurs mois avant de retrouver ses esprits. Ses amis et anciens collaborateurs lui ont trouvé un poste de contremaître dans un lycée par respect pour ce qu'il avait été auparavant.




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